samedi 30 décembre 2006

Stéphane Clerget : On ne naît ni homo, ni hétéro

Médecin psychiatre et pédopsychiatre, Stéphane Clerget est à la fois chercheur et clinicien. Il travaille notamment sur la construction de l’identité sexuée chez l’enfant. Il revient pour "Illico" sur "Comment devient-on homosexuel ou hétérosexuel ?", le premier ouvrage qu’il consacre à l’homosexualité. Comment vous est venue l’idée de consacrer, à votre tour, un ouvrage à ce sujet ? Qu’apporte-t-il de nouveau ?

On trouve dans de nombreux ouvrages généralistes relatifs à la sexualité le chapitre convenu sur les "causes" ou les "origines" de l’homosexualité. Les réponses sont habituellement toutes aussi convenues. Chez les anglo-saxons, il est question du gène ou des hormones qui clôt toute réflexion. Or l’analyse des études montre qu’il n’y a pas de vérité génétique ni hormonale des préférences sexuelles. Chez nous, on en est surtout resté aux tout premiers écrits freudiens, mal interprétés de surcroît, et il est alors question pour les homos masculins de narcissisme, de perversion ou d’un excès de mère associé à une carence paternelle. Quant à l’homosexualité féminine, c’est encore plus lapidaire. D’autres part, les écrits sur le sujet prennent rapidement une dimension idéologique qui parasite la réflexion. Le simple fait que l’on questionne sur les "causes" de l’homosexualité sans se questionner sur celles de l’hétérosexualité démontre un a priori sur l’homosexualité, qui serait, sinon pathologique, du moins issue d’une déviance par rapport à un développement hétérosexuel qui irait de soi. Ce livre est, je crois, le premier à proposer un regard approfondi et synthétique sur la question en mêlant les approches psychologiques, médicales, historiques, sociologiques, ethnologiques, c’est-à-dire des points de vue complémentaires et qui se trouvent être convergents dans
l’affirmation du caractère essentiellement acquis de notre orientation
sexuelle. Il apporte aussi un regard neuf en tenant compte des recherches génétiques de ces quinze dernières années, et des avancées toutes récentes en neurobiologie. Enfin il est nourri des résultats de mes observations personnelles dans le cadre de psychanalyses d’enfants et d’adolescents. Les avancées actuelles en psychanalyse doivent beaucoup aux psychanalystes d’enfants.

Dans votre livre, vous avez choisi de convoquer de nombreuses disciplines (l’histoire, l’ethnologie, l’éthologie …) assez éloignées de la médecine, de la psychologie… Pourquoi un tel choix ? Est-ce par crainte d’enfermer votre propos dans un discours trop médical qui susciterait le rejet ?

Si une crainte était à l’origine de ce choix, ce n’était pas celle d’un hypothétique rejet mais plutôt celle que mon regard fût incomplet. Mais en effet, une approche purement médicale ou psychiatrique de l’homosexualité préjugerait de son caractère pathologique. La sexualité et l’amour chez l’homme ne sont la chasse gardée ni des médecins, ni des poètes. Ils ont leurs places dans chacun de ces champs d’études. C’est par l’ensemble des sciences humaines que l’on peut prétendre approcher de la vérité humaine. A la différence des animaux, notre sexualité est surtout dans la tête en raison de l’importance de notre néocortex. Et la dimension culturelle illustrée par l’approche historique, ethnologique ou sociologique influence la perception que chacun a de sa propre sexualité et de celle des autres, et participe à son orientation. L’environnement social et culturel donne des modèles et des voies possibles ou non, en fonction de notre apparence et de notre statut. Le regard des historiens rappelle la relativité des représentations sociales. Ainsi ai-je été surpris de découvrir qu’il a existé pendant des siècles un ancêtre de PACS au moyen age nommé le contrat d’affrèrement.

Votre ouvrage, d’entrée de jeu, affirme qu’on "ne naît pas homo mais qu’on le devient". Vous étayez cette thèse en faisant le point sur les dernières découvertes en neurobiologie ou en génétique avec des arguments qui semblent imparables. Comment expliquez-vous que de nombreux homosexuels et lesbiennes, à chaque génération, soutiennent encore la thèse que leur orientation sexuelle est innée ?

Si d'entrée de jeu j’affirme que l’on devient homo, c’est parce que je donne d’emblée le résultat de mes recherches. Je ne suis pas parti d’un a priori. J'affirme aussi, et ce n'est pas anodin, que l'on ne naît pas hétéro. Mais les réactions que j’ai recueillies autour de ce travail vont dans le sens de ce que vous dites. En effet des homos réagissent mal à l’idée du caractère acquis de leurs préférences sexuelles. Leurs parents aussi d’ailleurs qui se croient coupables d’avoir mal fait. C’est peut-être pour soutenir leurs parents que ces homosexuels défendent la thèse de l’inné. La réponse génétique a l’avantage d’être simple. Elle permet à ceux qui n’aiment pas se prendre la tête d’éviter de se poser des questions sur leur développement personnel. Homo ou hétéro que craint-on dans l’idée du caractère acquis ? Sans doute de perdre ses certitudes. L’idée qu’on aurait pu être différent réveille l’inquiétante perspective qu’on pourrait devenir quelqu’un d’autre. Et notre conscience de soi n’aime guère les jeux de miroir. Il y a des désirs qu’on a refoulés, homo ou hétéro et on n’a pas envie d’un retour du refoulé. Mais la principale raison est, je crois le jugement défavorable, quand ce n’est pas franchement hostile, qui continue d’être porté sur l’homosexualité. Et partant de là, le caractère acquis fait croire qu’il y a eu une malfaçon dans la construction de leur identité. "Revendiquer" le caractère inné est alors une façon de revendiquer dans leur construction l’absence de "faute", de "déviance" ou de "péché" au nom de quoi violence est faite à l’encontre des homos. Si l’homosexualité, comme cela le fut en d’autres cultures, n’était pas considérée de façon péjorative, peu importeraient aux personnes concernées le caractère acquis ou inné de son origine. Mais, dans mon livre, je montre que le caractère acquis de l’homosexualité n’implique pas un accident de parcours ou une déviation dans le développement. C’est acquis comme l’est par exemple le langage. Il y a différentes façons de s’exprimer aussi normales les unes que les autres. Bien sûr il existe des troubles du langage comme il y a des troubles du développement psycho-sexuel mais ils concernent autant les homos que les hétéros. Futurs homos ou hétéros nous passons tous par les mêmes stades de développement. Apprentissages, expériences, rencontres nous sont plus ou moins communes. Mais si l’on fait le même voyage, on en garde pas tous le même souvenir. Notre orientation sexuelle est la synthèse de ces souvenirs.

Votre livre, qui est respectueux des homosexuels, défend l’idée que l’homosexualité est en très grande part acquise. Or c’est justement en référence à cette idée (l’homosexualité est un choix) que de nombreux opposants aux revendications des homosexuels leur contestent le droit à une égalité sociale et juridique. Quel est votre avis et que pensez-vous de l’utilisation ainsi faite de cet argument ?

Le caractère acquis de l’homosexualité n’en fait pas un choix volontaire et conscient. On ne décide pas un beau matin de devenir homosexuel. Mais l’enfant a une part active dans ce qu’il deviendra, ne serait ce que dans ses choix d’identifications, dans ses choix de réaliser tel désir conscient ou non d’un parent, dans ses choix relationnels, dans ses renoncements aussi. Si l’orientation sexuelle est en partie la conséquence de certains de ces choix, c’est une conséquence indirecte.
Quand vous parlez des revendications a une égalité sociale et juridique, je pense que vous parlez de l’égalité de droits des couples (union civile, adoption, succession). Quand bien même l’homosexualité résulterait d’un choix volontaire et conscient. En quoi cela justifierait-il que des couples homos n’aient pas des droits équivalents aux couples hétéros. Le désir homosexuel ou le renoncement à l’hétérosexualité n’est pas synonyme du renoncement à former un couple. Devenir homosexuel est simplement le désir d’accomplir ce "nous-même" avec un autre de son sexe. De même le désir hétérosexuel ou le renoncement à l’homosexualité n’implique pas de renoncer à former des amitiés avec des personnes de son sexe. Quant au désir d’élever des enfants, il est indépendant de l’orientation sexuelle. Il n’y a pas habituellement de renoncement à la procréation ou à la parentalité dans l’origine du désir homosexuel. D’ailleurs le fantasme de procréation peut être présent dans l’inconscient de personnes de même sexe qui font l’amour.
Ce discours des "opposants" que l’on pourrait résumer par "les homos veulent le beurre et l’argent du beurre" est probablement tenu par ceux là même qui ont renoncé amèrement au cours de leur développement à des désirs homos afin de s’assurer la réalisation de leur vœu à fonder une famille. Le constat que des personnes cherchent à réaliser ces deux types de désirs (désir homos et famille) suscitent en eux l’envie, terreau de la haine.

Vous présentez très longuement les développements modernes de la psychanalyse sur la question de la sexualité et par conséquent de l’homosexualité. A tel point qu’on peut penser que cette discipline, qui n’est pas une science, a plus d’importance encore (pour expliquer que nous ne naissons pas homosexuels) que la neurobiologie, la génétique… Est-ce ce que vous pensez ? Et dans ce cas, n’y a-t-il pas un problème à privilégier ainsi une discipline qui a très largement contribué à ostraciser les homosexuels ?

Les théories neurobiologiques sont peut-être plus faciles à résumer que la psychanalyse où il faut faire davantage attention au poids des mots. Quoi qu’il en soit, l’abord neurobiologique me fait également conclure au caractère essentiellement acquis de l’homosexualité. N’oublions pas que les premiers psychanalystes se sont élevés contre le concept de dégénérescence mentale prôné depuis un siècle à propos de l’homosexualité. Freud refusait de la considérer comme une maladie ou un délit. Certes par la suite, beaucoup de psychanalystes ont remplacé la "dégénérescence" par la perversion, le trouble de personnalité voire la psychose. Pourtant la psychanalyse reste un formidable moyen de compréhension de fonctionnement humain et est surtout un outil très performant pour libérer les individus de leurs entraves psychiques. Mais c’est un art difficile et le meilleur des outils n’est capable de rien sans bon artisan. Hélas, l’épouvantable homophobie sociale et individuelle dans l’occident du XXe siècle n’a pas contaminé que les psychanalystes. Vous savez, les neurobiologistes n’ont pas été les derniers à ostraciser les homosexuels. Jusqu’au milieu du XXe siècle
les traitements hormonaux, les castrations, les lobotomies (ablation d’une partie du cerveau), les chocs électriques, les épilepsies provoquées ont été allègrement utilisés pour "guérir" les individus de leur homosexualité considérée comme la résultante d’un problème neurobiologique. Si j'ai développé davantage la partie consacrée à la psychanalyse par rapport aux autres disciplines c'est qu'il me fallait argumenter avec précision des conceptions psychanalytiques innovantes qui donnent une interprétation autre de l'homosexualité. Et qui vont en effet à contre courant avec les interprétations psychanalytiques erronées, discriminatoires ou pathologisantes qui ont été avancées jusqu'à présent.

D’après votre expérience de médecin et de thérapeute, estimez-vous qu’il est important ou non pour les gays et les lesbiennes de comprendre pourquoi ils sont homosexuels ou elles sont lesbiennes ?

Non. Sauf si eux-mêmes le considèrent. Mais pour se libérer de certaines entraves à un épanouissement personnel ou simplement par curiosité, on peut être conduit à se questionner sur soi, son fonctionnement, et donc sur son histoire personnelle et familiale. Chemin faisant, on croisera certainement alors certains fondements à nos désirs, entrelacés avec les piliers de notre personnalité. Ce peut être aussi l’occasion, pour certains, de réaliser qu’être homosexuel n’est pas une anomalie de développement. Savoir qui l’on est et comment on le devient peut nous apaiser et nous rendre plus fort. Dans les faits, beaucoup d’homos s’interrogent. Ce qui pourrait être
important en revanche c’est que les hétéros se posent au moins une fois la question sur l’origine de leur propres choix et renoncements, ne serait-ce que pour réaliser que les homos et les hétéros ont bien plus de points communs que de différences.

Dans votre conclusion, vous expliquez qu’il ne faut pas confondre l’orientation sexuelle (être homo, hétéro, bi ou autre) et l’identité sexuelle (être homme ou femme). Vous indiquez que la nomination de l’orientation sexuelle n’est rien moins qu’un "étiquetage social" amené à évoluer. Par quels moyens, peut-on le faire évoluer ? Est-il souhaitable qu’il disparaisse ?

Si j’ai en effet conclu là-dessus, c’est pour passer le relais à autrui. Je vous rétrocède donc la question. La vision de l’homosexualité varie d’une culture à une autre. Chez nous, jusqu’à il y a deux siècles, les comportements érotiques de chacun, condamnés ou non, ne conféraient pas une identité. Votre journal, des mouvements associatifs, des politiques, vos lecteurs contribuent, je crois, à faire avancer la réflexion sur la façon dont on pourrait faire évoluer cet étiquetage social afin que les personnes concernées vivent en paix avec eux-mêmes et avec les autres. Si cet étiquetage disparaissait, l’orientation sexuelle d’un individu aurait socialement autant d’importance que la couleur de ses yeux. La question qui se poserait alors serait simplement de savoir si on a envie ou non de plonger son regard dans le sien.

"Comment devient-on homosexuel ou hétérosexuel ?"


On ne naît pas homo ou hétéro, on le devient", telle est la thèse conduite par Stéphane Clerget pour qui "nos préférences sexuelles, et leurs combinaisons dans une orientation hétéro ou homosexuelle, sont le fruit d’une évolution personnelle progressive. Elles s’acquièrent." Pour autant, Stéphane Clerget qui est médecin (chercheur et clinicien) ne conteste pas qu’une part de "l’innée existe" car "en amont de notre histoire individuelle, nous avons une préhistoire, représentée par notre capital physique et génétique." Mais, rajoute l’auteur : "nos préférences sexuelles, notre identité sexuelle s’affirment, pour l’essentiel, au fil de notre évolution personnelle". L’auteur en veut pour preuve que toutes les tentatives d’expliquer l’origine de l’homosexualité par la génétique ou la biologie ont échoué. Bien que médecin, Stéphane Clerget a compris qu’il y avait danger à n’enfermer son propos que du seul point de vue médical. Aussi a-t-il pris soin de l’élargir à d’autres disciplines : histoire, sociologie, éthologie, sociobiologie, l’anthropologie, etc. C’est d’ailleurs une des grandes qualités de l’ouvrage que de proposer une approche pluridisciplinaire de cette question montrant ainsi la variété des explications possibles et la complexité d’un phénomène : la détermination de l’orientation sexuelle. Du coup, les explications psychologisantes (père absent, mère dominatrice) cèdent le pas à des affirmations plus convaincantes et innovantes. Humain dans son approche (l’auteur affiche un net respect des homosexuels), cet essai est particulièrement bien construit et bien conduit. Il laisse cependant une très (trop) grande place au discours psychanalytique dont depuis les travaux de Didier Eribon, on connaît les limites et les défauts.

Stéphane Clerget, "Comment devient-on homosexuel ou hétérosexuel ?", éditions Jean-Claude Lattès.

Parents et homosexuels : une redéfinition de l'ordre symbolique

Michel Tort, psychanalyste, et professeur à l'université Paris 7, se préoccupe depuis longtemps des questions concernant la sexualité et la parentalité. Depuis 75, il réfléchit aux rapports entre la pratique de l'analyse et ce qui se passe à l'extérieur, en lien avec l'espace social.
Dans le cadre de son intervention à l'occasion des débathèmes de l'APGL (
Association des Parents et futurs parents Gays et Lesbiens) en l'an 2000, Michel Tort entendait dénoncer les positions traditionnelles sur la question de l'homoparentalité et faire un sort à l'article très alarmiste de JP. Winter " Des enfants symboliquement modifiés " paru dans le Monde des Débats.

De cet article, une lecture critique a été faite, véritable commentaire de texte dont on a pu retenir les moments suivants :

Winter reprend au compte de la psychanalyse et au nom du respect des normes, la citation vitaliste de Shopenhauer selon lequel l'homme est appelé à vivre et se reproduire.
Mais Michel Tort rappelle qu'il n'y a pas de reproduction pour les humains. Le recours à l'espèce s'invalide du seul fait que nul homme n'a jamais fait commerce d'amour aux seules fins de perpétuer l'espèce. Au fond, il n'y a de reproduction que du point de vue de ce qu'il appelle la " pastorisation " où les hommes, pareils à des brebis, ont besoin d'être dirigés. Dans ce cadre là seulement, on est fondé à parler d'espèce, s'agissant de l'homme. Michel Tort dénonce ici l'émanation d'un biologisme spontané chrétien.

Sa critique vise un argument récurrent dans lequel on peut distinguer deux moments :

  • Il est d'abord supposé nécessaire à la santé psychique de l'enfant qu'il puisse, avant même d'accéder au langage, se représenter un couple fécond. Sans cela, comment pourra-t-on lui répondre quand il demandera comment viennent les enfants ?
  • Il est ensuite rappelé que si on ne permet pas la constitution de la différence anatomique des sexes, on est alors dans le désaveu pervers.

Ces deux moments s'articulent lorsqu'on procède sciemment à une opération qui empêche de se représenter la différence des sexes, précipitant l'enfant dans le désaveu pervers. C'est le cas de l'homoparentalité.
Or, il se trouve que cet argument repose sur deux suppositions douteuses, l'une que l'on pourrait organiser la perversion, l'autre que l'on aurait les moyens d'empêcher la représentation de la différence des sexes.
D'autre part, toujours selon Winter l'instrumentalisation du tiers par exemple témoignerait d'une exclusion qui laisserait des traces dans le psychisme de l'enfant.
Selon Michel Tort, un tel rejet de tout ce qui n'est pas conforme, et la dramatisation des effets qui en résultent, tient pour réglé un problème qui mérite pourtant qu'on s'y attarde : la vraie question n'est pas celle de la norme à maintenir comme seule salutaire mais celle de la position des sujets par rapport à l'artifice au cœur des dispositifs actuels par lesquels s'opèrent de nouvelles formes, de parentalité supposant des aménagements (par exemple l'IAD).
Il existe déjà, rappelle Michel Tort, des conceptions de parentalité élargie qui pose tout autrement le problème de l'homoparentalité.
Revenant sur le problème de l'organisation psychique d'un enfant élevé dans un contexte d'homoparentalité, Michel Tort précise qu'on n'empêche pas un enfant de fantasmer, quelle que soit la configuration conjugale.
Le fantasme est une production de l'activité psychique qui ne dépend pas d'ingrédients extérieurs. Ce n'est donc pas l'homoparentalité en tant que telle qui pourrait provoquer des troubles psychiques mais la façon dont les enfants arrivent dans les familles. Selon Michel Tort, il y a deux institutions qui fonctionnent en pervertissant les principes du fonctionnement psychique : il s'agit de l'IAD et de l'accouchement sous X qui présentent ce travers de laisser un sujet dans l'impossibilité d'accéder à ses origines. Ces dispositifs qui tentent d'imiter le naturel, de le rejoindre ne sont pas à laisser prospérer pour le sujet (sic).
Ce ne sont pas les seuls aménagements. A ceux-là, il convient de préférer des organisations moins naturelles et plus sociales. Au fond, il n'y a aucune raison pour qu'il n'y ait qu'un seul père ou qu'une seule mère. On pourrait imaginer des degrés, un partage de la parentalité sans être amené à cette partition entre le géniteur gamète et un parent social et symbolique mais il semble que nous manquions d'imagination.

Michel Tort entend dénoncer le caractère séparateur d'une psychanalyse dominée par la solution paternelle. Or, cela est bien antérieur à la psychanalyse, purement émané de l'organisation sociale historique et on peut bien s'interroger sur cette solidarité entre la psychanalyse et la société. Il y a deux sortes d'énoncés psychanalytiques :

  • ceux qui sont indépendants de l'idéologie ;
  • ceux qui sont contaminés par telle ou telle forme d'organisation familiale.

Or, si elle est ainsi assujettie aux idéologies, la psychanalyse ne peut plus analyser les fantasmes sociaux, entreprise à quoi elle doit s'appliquer et à laquelle elle est bien utile.
Selon lui, la majorité des interventions des analystes sur ces sujets ne sont pas psychanalytiques. Elles témoignent de positions systématiques et ne répondent pas aux exigences qu'en tant qu'analyste, on peut avoir par rapport à la production d'énoncés : si on raisonnait de cette façon dans la cure et l'ensemble de la théorisation, on n'obtiendrait aucun résultat. On assiste à une dérive de l'analyse quand la psychanalyse se solidarise avec l'organisation historique de la famille. Les configurations classiques n'ont pas à servir de base à l'analyse mais bien plutôt s'y prêter : dans le discours, quels sont les fantasmes qui continuent de circuler ?

Michel Tort voudra essentiellement souligner que pour un analyste, sur cette question de parentalité, il ne s'agit pas simplement de dire " voici ce qui est bon pour être parents " mais de se demander à quoi on peut servir pour l'analyse des fantasmes qui circulent dans notre société.
Dans sa diatribe contre l'école lacanienne, Michel Tort dénonce le fait de prêter au symbolique, dont la psychanalyse fait son mot d'ordre, les caractères d'un ordre justement qui serait universel, qui
échapperait à l'histoire. Le symbolique, comme le droit est aussi historique. Mais le droit, comme le symbolique, est pourvu d'un parfum d'éternité qui le fait prendre pour un ordre symbolique.
Au fond, ce qui est en question dans nos débats a une dimension proprement politique : à travers l'homoparentalité, c'est de conception qu'il s'agit, de ce que les sujets en tant que citoyens veulent comme parentalité. En ce sens, c'est normal qu'il y ait controverse. De fait, le sujet ne se poserait pas s'il n'y avait pas un certain nombre de sujets qui revendique des droits au nom de certains principes. Mais comment accepter que son souci d'être de bons parents soit divisé, c'est à dire objet d'un enjeu politique? Mais il y a aussi un risque de sacrifier l'enjeu de fond au bénéfice du souci légitime d'être ces bons parents.

Cette différence est renforcée parce qu'on oppose deux plans :

  • celui des traditionalistes catholiques, assez marginal somme toute, représenté par Anatrella, très loin de la psychanalyse. La véritable position traditionaliste est plutôt modérée, s'inspirant à la fois de la sociologie, de l'anthropologie, avec sans doute un brin d'histoire.
  • celle des identitaristes de gauche radicaux.

C'est grâce à eux si la question de la parentalité est posée et pas seulement grâce à notre être spontané d'homoparents. Ce sont eux qui nous réunissent contre l'ensemble d'un système qui manipule la référence à la différence des sexes et pose l'ordre symbolique comme un ordre universel, idéologie fondée sur la foi en un universel anthropologique.
Au contraire, faut-il considérer que l'homosexualité, le rapport au même n'est pas une négation de la différence des sexes puisqu'elle en relève : dans l'espace même de la différence des sexes, il existe l'homosexualité.

L'homoparentalité est une organisation particulière mais donc pas une négation de la différence des sexes.

Source : http://www.apgl.asso.fr/documents/dt_200003.htm

dimanche 30 juillet 2006

Vacances


Absent jusqu'au 3 septembre, je souhaite à tous un beau mois d'août, et d'excellentes vacances à ceux qui pourront en prendre dans les semaines à venir !...

samedi 22 juillet 2006

Tous appelés à la même sainteté

"L'Eglise sainte, de par l'institution divine, est organisée et dirigée suivant une variété merveilleuse. "Car, de même qu'en un seul corps nous avons plusieurs membres et que tous les membres n'ont pas tous même fonction, ainsi, à plusieurs, nous sommes un seul corps dans le Christ, étant chacun pour sa part, membres les uns des autres" ( Rm 12,4-5 ).

Il n'y a donc qu'un peuple de Dieu choisi par lui: "Il n'y a qu'un Seigneur, une foi, un baptême" ( Ep 4,5 ). Commune est la dignité des membres du fait de leur régénération dans le Christ ; commune la grâce d'adoption filiale ; commune la vocation à la perfection ; il n'y a qu'un salut, une espérance, une charité sans division. Il n'y a donc, dans le Christ et dans l'Eglise, aucune inégalité qui viendrait de la race ou de la nation, de la condition sociale ou du sexe, car "il n'y a ni homme ni femme, vous n'êtes tous qu'un dans le Christ Jésus" ( Ga 3,28 grec ; cf. Col 3,11 ).

Si donc, dans l'Eglise, tous ne marchent pas par le même chemin, tous, cependant, sont appelés à la sainteté et ont reçu à titre égal la foi qui introduit dans la justice de Dieu (cf. 2P 1,1 ). (...) Ainsi, dans la diversité même, tous rendent témoignage de l'admirable unité qui règne dans le Corps du Christ: en effet, la diversité même des grâces, des ministères et des opérations contribue à lier les fils de Dieu en un tout. Car "tout cela c'est l'oeuvre d'un seul et même Esprit" ( 1Co 12,11 )."

Source : Concile Vatican II, Lumen gentium (1964), § 32.


Bonne fête de sainte Marie-Madeleine à tous !...

jeudi 20 juillet 2006

Mr Gay Vatican City

Pour rire un peu (c'est l'été, voire les vacances pour certains...), voici ce que j'ai trouvé en surfant "par hasard" sur un blog :


Francesco Gallo, Mr. Gay Vatican City, est l'un des 20 délégués internationaux pour la Gay Competition qui a lieu à Palm Springs du 26 au 29 octobre 2006. Francesco est né à Rome et vit habituellement à Los Angeles. Il est architecte et parle quatre langues dont sa langue maternelle l'italien. Il est allé à l'université La Sapienza à Rome et a fait l'Ecole des Beaux-Arts à Paris. Il est actuellement architecte et designer. Ses passions : la photographie, le Beach volley, la cuisine, les langues.

A votre avis, a-t-il des chances de remporter la compétition ?!... Benoît XVI pourrait peut-être en faire son nouveau secrétaire, même si l'actuel est déjà pas mal ; mais celui-ci serait sans doute plus... "détendu" ! ;-)

mercredi 19 juillet 2006

Sainte Capote, protègez-nous !


Sainte Capote : la Cour de cassation se prononce en faveur de Aides

"Saisi par l'Alliance générale contre le racisme et pour le respect de l'identité française et chrétienne (Agrif), le tribunal correctionnel avait condamné le président de l'antenne de Aides à Toulouse et la coordinatrice départementale (lire Quotidien du 26 mars 2004) pour une campagne locale de prévention. Cette décision avait été confirmée par la cour d'appel de Toulouse qui avait jugé que l'image dénaturée d'une religieuse associée à l'expression «Sainte Capote» et à un dessin de préservatif pouvait avoir pour effet de «créer un amalgame provocateur et de mauvais goût ayant pu être ressenti comme une offense envers la communauté catholique». La Cour de cassation vient de rendre public le jugement du 14 février 2006 dans lequel elle indique que même s'il a pu heurter certains catholiques, le visuel «n'excède pas les limites admissibles de la liberté d'expression», soulignant que «la cour d'appel a méconnu le sens et la portée des propos incriminés». Elle précise notamment que l'association, «humoristique et dénuée de toute malveillance», d'une image de religieuse à la lutte contre le sida «sous le vocable "Sainte Capote protège-nous" […], n'était pas constitutive d'une injure envers une catégorie déterminée de personnes». «C'est une belle victoire pour la lutte contre le sida», se félicite l'association Aides" (Jérôme Gac).

Source : tetu.com

Homophobie



Sans aller jusqu'en Iran, voici quelques questions/réponses trouvées sur le forum de Yahoo (Francophonie). Par exemple :

"L'homosexualité ne serait ce pas une maladie comme le choléra ou autre chose de ce type?"

Réponse d'une internaute :
"L'homosexualité était classée dans les perversions sexuelles dans le DSM-3 (classification des maladies en psycho), mais en a été retirée sous la trop forte pression des lobbies américains regroupant en très grande proportion artistes en tout genre, industriels,... C'est marrant d'ailleurs, avec de l'argent et de la notoriété, on obtient tout. Enfin tant qu'il y a des moutons... Pour moi, je m'en tiens à mes anciens maîtres, c'est une perversion.
Sources : mes études."

Heureusement les autres réponses étaient beaucoup plus sensées, et la plupart renvoyaient l'auteur de la question chez le... médecin!

Autre question :
"Laquelle entre l'homosexualité et l'homophobie est une maladie ? Car je trouve que l'homophobie est un mot inventé par les homo pour se défendre contre ceux qui sont contre leurs pratiques."

Autre question :
"Pourquoi dans Q/R [Questions/Réponses de Yahoo] il y a une catégorie à part "Homosexuel, bisexuel, et transgenre"? Ne serait ce pas une ségrégation (pas necessairement négative) ?"

Une des réponses :
"Moi je me pose aussi cette question car si Yahoo Q/R était basé dans mon pays, je suis sûr que cette catégorie n'y serait pas car ici, les homo et les trans n'existent que dans leur lit. Si on n'a pas une culture générale supérieure à la normale on ne peut pas savoir que cette histoire peut exister sous les nuages sans attirer la foudre. Dieu est clément !!!!!!! Je pense que je suis homophobe (Dieu merci !!!!)"

Dernière question :
"Pourquoi l'homosexualité pose t-elle un problème dans notre sociéte? J'ai beaucoup d'amis homo et la majeure partie d'entres eux ont peur de se montrer, de faire voir qu'ils s'aiment, qu'ils sont ensemble. Ce n'est quand même pas une maladie contagieuse. Dans certains pays, tu peux être condamné à mort parce que tu es homo, c'est quoi ça????????"

Sur 19 réponses à cette question actuellement, en voici quelques-unes :
"Car c dégoutant , c contre toutes les religions , toi par exemple , (si tu es une fille ) peux- tu coucher avec une autre fille ???? Si ton frère ou ton fils sont des homosexuels, tu vas les soutenir, les aider????? Réponds à cette question avec ta logique et tu vas savoir pourquoi l'homosexualité pose un problème."

"ça vient sans doute du fait que si toute la population devenait homo ( ou une partie suffisante pour qu'il y es plus de mort que de naissance ), en une génération (ou deux ?) il n'y aurait plus de société humaine... et la société s'en protège comme elle peut."

"Les autre pays on s'en fou!!!! Si on était tous homo il faudrait procréer in vitro et en plus cloner!!! Quelle horreur tous ces pédés et gouines, je sais plus où j'habite MOA!!!!"

"L'homosexualité ne pose pas problème mais c'est elle-même le problème parce qu'elle réduit la sexualité à un simple "faux" plaisir dû au frottement des organes génitaux (et/ou non génitaux) et tous les vivants qui n'en sont pas devraient s'insurger contre cela. Elle est pour la procréation ce qu'un vomitorium était pour la nutrition. J'ai vraiment pitié des homo parce qu'ils sont des victimes d'un laisser-aller sexuel des sociétés qui les hébergent. Je m'acharne contre ces sociétés qui ne font rien pour les aider à s'en sortir par "respect de la dignité humaine". Dans la vie, toute personne humaine se trompe au moins une fois : en ce cas la réaction de son entourage est positivement ou négativement déterminante. On ne doit surtout pas se moquer d'une personne qui se trompe. L'erreur est humaine mais c'est inhumain d'encourager quelqu'un dans l'erreur. Sûrement que beaucoup d'entre eux pourraient s'en sortir et retrouver leur sexualité normale si l'aide qui leur est offerte par leur société n'était pas inversée. "pour éviter des ennuis, laissons-le dans ses ennuis", quel mauvais slogan !"

Et j'en passe, et des meilleures !...
Dieu merci, il y avait quelques réponses sensées, là aussi, qui élevaient le niveau ; par exemple :
"Le rapport de l'homme à la sexualité a toujours été des plus compliqués. L'homosexualité renvoie les gens à leur propre sexualité, leurs frustrations, leurs fantasmes refoulés, leurs complexes... Elle remet en avant toute une partie intime de leur vie qu'ils n'arrivent pas forcément toujours à gérer, et, même si c'est le cas, qu’ils trouvent indécent d’afficher en public. Ce n’est pas forcément facile de ne pas associer orientation et pratiques sexuelles.Et puis il y a des données sociales et historiques.
Les religions, dont un des rôles à l’origine est de sauvegarder la société, d’y dicter des lois et d’y maintenir une cohésion, ont forcément toujours condamné l’homosexualité, cette pratique marginale. En plus de cela, un de leurs buts est quand même de peupler la terre de plein de petits croyants voués à leur Dieu. Et vu que les religions ne sont pas réputées pour leur finesse, l’homosexualité trimballe du coup un sacré passif.
Dans une société qui n’est pas en grande forme, on a toujours tendance à rejeter ce qui n’est pas comme nous. Or, de nos jours, la sexualité a une place importante dans notre monde, l’orientation sexuelle devient de facto un critère d’exclusion.
Enfin, les gens ont besoin de repères, surtout quand ils vivent dans une époque qui leur échappe. Par paresse, bêtise, ignorance, éducation ou autres, deux de ces repères sont au fondement de leur idée du couple :
-La nature (ou du moins la vision qu’ils en ont), car elle justifie leur place sur la terre et qu’elle a quelque chose de rassurant, de simple et d’ancestral, or le mâle est fait pour s’accoupler avec la femelle.
-La famille (ou du moins la famille telle qu’ils se l’imaginent), car elle représente la stabilité, l’époque bénie où ils n’avaient pas besoin de se poser de questions, le fantasme d’une vie réussie, et qui se construit autour d’une figure patriarcale et matriarcale bien définie, avec tout un tas de petits marmots blonds qui courent, rient et se chamaillent. Bref, ce n’est évidemment qu’un début de réponse, on pourrait en parler des heures et de manière moins caricaturale, j’imagine, mais j’espère que ça répond un peu à ta question."

Ma question : Croyez-vous que les auteurs de certaines réponses nous penderaient aujourd'hui, si c'était possible en France, comme cela l'est encore malheureusement en Iran ?
Peut-être auraient-ils une préférence pour le bûcher, sait-on jamais ?!...

vendredi 14 juillet 2006

"Défaire le genre" de Judith Butler

Avec "Défaire le genre", la philosophe américaine Judith Butler opère un retour critique sur son premier livre, le classique et essentiel "Trouble dans le genre", traduit en France il y a quelques mois seulement. Elle remet une nouvelle fois en cause les conformismes de la communauté LGBT.

Rencontre avec la philosophe queer Judith Butler
Par Tim Madesclaire


Au bonheur des genres

« Depuis quatre ans, c’est toute l’œuvre de Judith Butler qui a été traduite et publiée en français. Une véritable lame de fond qui s’est répandue dans la presse, les milieux universitaires, les associations et parmi les militants gays, lesbiens, transsexuels. Butler est une figure à part. Il aura fallu que ce soit une lesbienne butch, philosophe, prof à Berkeley, d’origine juive qui, à l’heure où les communautés gay sont parfois tentées par un certain conformisme, vienne troubler le jeu. Que ce soit elle, au temps des tri-thérapies, de l’ouverture du mariage aux gays et aux lesbiennes, aux discussions sur l’homoparentalité… qui rappelle quelques évidences que l’on serait tenter de trop vite oublier : le sens du deuil, du chagrin, la construction de soi loin d’un individualisme égoïste, et surtout la nécessité de ne rien enfermer, de toujours laisser une porte ouverte pour des évolutions à venir dont nous n’avons aucune idée. Ce qui ne pousse vers aucune fatalité, mais au contraire engage à chercher, chercher encore, les conditions d’une "vie vivable", terme qu’elle utilise souvent, pour soi, mais aussi pour les autres.

Comment avez-vous évolué depuis l’époque où vous avez écrit "Trouble dans le genre", en 1990 ?
"Trouble dans le genre" aurait aussi pu s’appeler "Faire le genre". C’était à bien des égards un texte exubérant, enthousiaste, sur nos capacités d’agir sur nos vies. A l’époque où je l’ai écrit, il y avait le besoin urgent d’un activisme lié notamment à la prise en charge des malades et à la recherche contre le sida, et pour la reconnaissances des identités sexuelles. En même temps, il fallait interroger les limites qui contraignaient nos capacités d’agir. Or nous ne sommes pas seulement contraints par les structures disciplinaires du pouvoir, ou de l’État, mais aussi par notre relation aux autres. J’en suis venue à réfléchir à comment la personne se construit elle-même au travers de ses relations. Ce qui m’a amenée alors à penser au processus du deuil, qui est devenu une part importante de mon travail.

Pourquoi "Défaire le genre" ?
Avec "Défaire le genre", j’interroge les nouveaux modes de communauté : parenté, amitié, filiation, comment on pense l’amour… C’est une autre orientation. Je réfléchis à comment les normes nous "font" et nous "défont" : à la fois elles nous constituent et nous empêchent de faire ce que nous voudrions faire de nous-même. Elles sont restrictives, mais en même temps elles nous "constituent". Il y a deux sens à cela. D’un côté, bien sûr, les normes nous rangent dans des catégories comme la masculinité, la féminité, l’hétérosexualité, l’homosexualité, etc. Mais on peut aussi les considérer comme une sorte "d’avertissement" (elle le dit en français, ndlr). Il y a une bonne façon d’être "défait". Pourtant, nous ne voulons jamais l’être, nous voulons être seulement nous-mêmes. C’est un idéal que je critique. Car notre conception de nous-même est sans cesse remise en question au cours de nos relations. Ce qui est bien avec la possibilité d’être "défait", c’est aussi de rester ouvert à un futur de nous-même que nous ne connaissons pas.

Comme un mystère nécessaire ?
Je dirais plutôt une certaine opacité de soi. Peut-être cette façon de penser le relationnel vient-elle de nouvelles sources politiques, de nouvelles façons d’envisager les communautés, comme le PaCS, la parenté, la filiation, le fait d’être gay, ou lesbienne, ou transsexuelle… Ce qui est important, c’est de se demander à quoi ressembleront politiquement ces nouvelles communautés, ces nouvelles formes de solidarité gay, lesbien, transgenre, intersexe. Quelles seront ces nouvelles formes d’alliances ?

Vous liez des questions comme le féminisme, le genre, mais aussi les races, les classes…
Je mets en place des tensions entre tous ces thèmes. Il y a une tension à établir entre le féminisme et les études "queer", entre le "queer" et la transsexualité, entre les études raciales et sexuelles. Ce sont ces tensions qui produisent la possibilité d’alliances, ou de ruptures. Je ne pense pas qu’il y ait un continuum. Ces thèmes ne sont pas systématiquement liés, ils ne forment pas forcément un "pack". Si on veut les lier pour lutter, quelquefois ca marche, d’autres fois non.

Pensez-vous que si les gays et les lesbiennes obtiennent le droit au mariage et à l’homoparentalité, cela changera le sens du mariage et de la famille ?
Il ne faut pas perdre de vue que le mariage n’est qu’une des façons possibles d’organiser la sexualité et la parenté. Cela m’inquièterait que le mariage empêche la légitimité d’autres types de relations. Mais d’un autre côté, c’est une injustice criante de dire que le mariage ne peut être ouvert qu’aux hétérosexuels. Alors oui, espérons que le mariage gay change le mariage ! C’est la plus puissante des institutions. Il produit des limites strictes, il a privatisé nos vies sociales, il est à la base de nos schémas politiques. J’espère que le mariage gay ouvrira à une conception plus large de ce qu’est une communauté, qu’il changera le rapport entre vies personnelles et vie publique, la façon d’élever des enfants. Ce qui ne se fait pas forcément seulement à deux ! Espérons que le mariage gay sera une institution qui sera moins étriquée et restrictive."


Le livre :

"Défaire le genre" résonne à " Trouble dans le genre", et d’une certaine manière clôt une partie de l’œuvre de Butler. Tout en ouvrant sur de nouvelles perspectives, en introduisant fortement la notion de "parenté" (kinship) au cœur de sa réflexion. Cet ensemble de textes, conférences, articles, interventions, essais, donne une vision panoramique de l’œuvre de la philosophe, qui parvient à monter et démonter des systèmes que l’on croit figés pour toujours. Certains textes sont d’un accès facile, comme "Hors de soi" ; d’autres sont plus difficiles, mais pourtant les idées se répondent d’un texte à l’autre, au point que la lecture en est souvent émouvante. Elle jure qu’elle ne l’a pas fait exprès, mais que cela lui fait plaisir…

Judith Butler, "Défaire le genre", éditions Amsterdam, 22 euros.

Source : magazine Illico (bimensuel gratuit), 14 juillet 2006, n°153, pp.24-25.

jeudi 13 juillet 2006

Navarro "valse" !

Je me permets de reprendre ici deux commentaires que j'ai faits sur deux excellents blogs :

celui de Cathogay :
Navarro-Valls termine sa charge sur des propos odieux bien à son image, et malheureusement pas drôles du tout : d'après un article lu dans la presse, "si le Pape n'a pas directement critiqué les positions et les réformes du gouvernement espagnol lors de sa rencontre avec José Luis Rodriguez Zapatero, le Premier ministre, le porte-parole du Vatican Joaquin Navarro Valls s'en est chargé pour lui. Il a, en effet, critiqué la position du chef du gouvernement espagnol qui avait choisi de ne pas assister à la messe dominicale célébrée à Valence par le Pape : il a déploré cette absence, inédite selon lui, et jeté de l'huile sur le feu en le comparant à plusieurs dictateurs encore en activité dans le monde. Ainsi il a rappelé que, lorsque Jean-Paul II est allé à Cuba, même «Fidel Castro n'a pas déserté la messe», ni un José Ortega, ancien président sandiniste du Nicaragua, ni le général Jaruzelski, numéro un à l'époque de la Pologne communiste, qui avaient participé à des messes présidées par Jean Paul II.
L'exporte-parole du pape oublie qu'en 1997, lors de la messe de clôture des Journées mondiales de la jeunesse de Paris, ni le président de la République, Jacques Chirac, ni le premier ministre d'alors, Lionel Jospin, n'avaient assisté à la messe célébrée par le pape polonais."

et celui de Dieu nous aime :
"On ne va pas à la messe par courtoisie ou par devoir diplomatique, on y va parce qu'on y croit. M. Zapatero a eu du courage de rompre avec des habitudes odieuses : quand on pense que M. Navarro-Valls vante le fait que des dictateurs sanguinaires sont allés à la messe du Pape, on croit rêver !!! Que je sache, M.Zapatero n'a tué personne, mais il a oeuvré très concrètement pour plus d'amour, de respect et d'égalité dans son pays en autorisant le mariage et l'adoption pour les homosexuel(le)s. Voilà ce qui est vraiment chrétien ! Et qui vaut beaucoup plus aux yeux de Dieu que d'assister à une messe concélébrée par des évêques espagnols qui l'ont quasiment insulté dans la presse en le traitant de "Caligula" !
Par ailleurs, il est clair que l'Eglise espagnole n'accepte pas que le politique prenne son autonomie et elle est prête à n'importe quelle forme de pression pour maintenir son autorité et sa puissance, mais elle oublie que le Royaume de Dieu n'est pas de ce monde, et en ce sens elle trahit la volonté de son Seigneur qui est de rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. Saint Paul également rappelait que les chrétiens devaient se soumettre aux lois civiles. Quand il s'agit d'une dictature à la Pinochet ou à la Franco, l'Eglise collabore, mais quand il s'agit d'un démocrate comme Zapatero, elle regimbe : voilà qui en dit long sur ses intérêts politiques..."

mercredi 12 juillet 2006

Zidane se confesse

Je trouve que ce footballeur admiré de tous, - et même de certains gays ! - vient de s'expliquer sur son geste de manière remarquable à Canal + : il estime que son geste est impardonnable et il présente ses excuses à tous ceux qui l'ont vu, en particulier les enfants et les éducateurs, mais il ne le regrette pas, car sa mère et sa soeur ont été insultées.
Voilà que cet homme, au sommet de sa gloire et à la fin de sa carrière, préfère sauver l'honneur de sa famille plutôt que sa couronne ; il sacrifie, à 10 mn de sa dernière sortie, sa consécration absolue, et préfère salir sa réputation plutôt que de laisser salie celle des siens qu'il aime. Belle leçon d'humilité, en vérité ! "Il en a", assurément !...

Cela me fait penser à cette scène de l'évangile où Jésus chasse violemment et avec colère les marchands du Temple qui salissent la réputation du Temple, Maison de prière de son Père (Matthieu 21, 12-13 ; Marc 11, 15)...

Quand, dans une discussion, tel ou tel se met à insulter, d'une manière ou d'une autre, les homosexuels, il est parfois bien difficile, lorsqu'on est gay soi-même, d'intervenir : on a peur d'être alors considéré comme un homo., si les autres interlocuteurs ne le savent pas. Il en faut alors des c... et du courage pour oser une parole, sinon un geste !

Bible et homosexualité

Deux sites méritent d'être particulièrement mis en valeur pour la qualité des recherches exégétiques sur l'homosexualité dans la Bible :
Cathogaysbelgique, proposant une conférence du dominicain Gareth Moore (aujourd'hui décédé)
et Homophobia, proposant des réflexions du Pr Daniel Helminiak, prêtre catholique américain.

D'autres bloggers gays chrétiens les ont déjà signalés, mais je me permets simplement ici de les mettre en valeur pour ceux qui n'auraient pas eu encore l'occasion de les visiter.

Dans le même sens, je signale également deux livres très intéressants (ce qui ne veut pas forcément dire exempts de toute critique !) :
- Daniel Helminiak, Ce que la Bible dit vraiment de l'homosexualité, coll. Les empêcheurs de tourner en rond, Le Seuil, 2005.
et
- Thomas Römer et Loyse Bonjour, L'homosexualité dans le Proche-orient Ancien et la Bible, Labor et fides, 2005.

Signalons aussi cette conférence de Thomas Römer sur Homosexualité et Ancien Testament.

mercredi 5 juillet 2006

Une Eglise espagnole sous influence

Extrait d'un article paru dans La Vie :
La participation de l'Eglise aux manifestations contre le mariage homosexuel, aux côtés du Parti populaire, relance la polémique autour des liens de l'épiscopat avec la droite.
"Nous sommes beaucoup d'Espagnols à penser que derrière les attaques de l'épiscopat contre le gouvernement actuel se cache l'Opus Dei, dont l'Espagne est le berceau", souligne Ana [mère de famille, laïque de gauche].
Alberto, étudiant de 28 ans, s'insurge : "La Journée mondiale contre la pauvreté tombait cette année deux semaines après la manifestation contre la loi autorisant les mariages gay et lesbien. Un seul évêque dans toute l'Espagne y a participé."
Et Carlos Garcia de Andoain [coordinateur du groupe des Chrétiens socialistes] de renchérir : "Le pape Jean-Paul II s'était opposé fermement à la guerre contre l'Irak. Mais aucun évêque ne s'est rendu aux manifestations qui dénonçaient le soutien du président Aznar à George W. Bush ! Les évêques ne manifestent que contre le gouvernement Zapatero."

No comment !...

Source : propos recueillis par Marie Zawisza dans La Vie, n° 3174, 29 juin 2006, p. 66.

Les prêtres homosexuels au bûcher !

Une note historique publiée récemment sur le site d'un Ordre religieux nous le rappelle tragiquement :
En 1566, une bulle pontificale de Pie V autorise à punir de mort les homosexuels [1], même quand ils sont prêtres.

Pie V, qui vient d’être élu pape, fut un Dominicain exemplaire dans sa piété, sa dévotion et son sens des responsabilités. Son premier souci pontifical est de faire des États pontificaux—et particulièrement de la ville de Rome—un lieu homogène et parfait. C’est le rêve d’une nouvelle Jérusalem : les prostitués et les homosexuels sont les premières victimes de ce nettoyage ; les juifs seront expulsés en 1569 ; les journalistes (qui sont apparus depuis peu) seront arrêtés en 1572.

Jusqu’alors, le statut de clerc protégeait les homosexuels des poursuites pénales. À partir de Pie V, il n’y a plus de « privilège » : entre 1569 et 1572, les prêtres accusés d’homosexualité brûleront sur les bûchers romains comme les autres.

[1] On les appelle différemment selon les époques : « sodomites » au moyen-âge, « invertis » au XIXe siècle, « homosexuels » et « gays » au XXe siècle.

Aujourd'hui, il n'est plus possible de les brûler ; alors, on les calomnie en les traitant d'immatures, de narcissiques, de manipulateurs, etc. Mais si on pouvait, je suis sûr qu'on les enverrait encore au bûcher.
Une simple question : quelqu'un peut-il me dire combien de personnes Jésus a-t-il brûlé dans les évangiles ?...

lundi 26 juin 2006

Mariage et adoption pour les homosexuel(le)s

Pour nourrir le débat, on peut consulter un article très intéressant du Professeur Denis Müller (Faculté de théologie protestante, Université de Lausanne, Suisse), intitulé :
"La filiation et la promesse.
D’une éthique de l’égalité dans la différence à une reprise théologique de la différenciation."

Cet article est paru dans la Revue d’éthique et théologie morale-Le Supplément, no 225, juin 2003, p. 111-129, aux éditions du Cerf.

mercredi 14 juin 2006

Sur le discours ecclésiastique (M. de Certeau, s.j.)

Le discours ecclésiastique maintient la fiction de principes communs en ce qui concerne l'avortement, la justice, l'homosexualité, etc., et il occulte son rapport aux pratiques, à leurs conditions de production ou à leur dissémination. A vouloir se conserver intact, le discours officiel manifeste seulement son indifférence pour la pratique dont il prétend parler, et son rôle de protection verbale dans une institution menacée. Ce psittacisme théorique a d'ailleurs aussi des conséquences graves dans la pratique politique. Ainsi devant la Junte chilienne, comme hier au Brésil, dans la France occupée ou dans l'Allemagne nazie. Faute d'une réflexion qui puisse articuler un enseignement de la foi sur des situations et des options effectives, donc privés d'une doctrine relative à des (et à leurs) conduites réelles, les épiscopats ont à leur portée, par exemple avec le principe éculé de la soumission au pouvoir établi, de quoi justifier tous les compromis, quitte à aider en sous-main les victimes du gouvernement qu'ils reconnaissent officiellement. Entre le public et le privé, leurs pratiques sont contradictoires et molles, camouflées derrière un décor de principes périmés. Aussi les militants savent-ils désormais ce qu'ils ont à attendre des "directives" épiscopales ou ecclésiales. Il leur faut opter, à leurs risques et périls. Du moins peuvent-ils s'inspirer, comme d'une "fable" dont l'interprétation concrète leur est finalement laissée, de cette tradition évangélique où il est parlé de la foi en l'autre.

Source : Michel de Certeau, Le christianisme éclaté, Paris, Seuil, 1974, pp. 56-57.

samedi 3 juin 2006

"La déportation des homosexuels..."

...durant la Seconde Guerre mondiale


Tel est le titre d'un article de Florence TAMAGNE, professeur à l'Université de Lille, qui vient de paraître dans la Revue d'éthique et de théologie morale aux éditions du Cerf (n° 239, juin 2006, pp. 77-104.

En voici le résumé :

L'arrivée au pouvoir d'Hitler coïncide avec la destruction de la scène homosexuelle allemande. La répression s'accélère après la Nuit des longs couteaux, et l'élimination de Röhm. Le § 175 est renforcé en 1935, afin d'englober toute expression de désir homosexuel, mais l'homosexualité féminine, en revanche, n'est pas criminalisée, et dans l'ensemble la majorité des lesbiennes échappa à la vindicte nazie. S'il n'est pas possible de parler d'extermination des homosexuels sous le nazisme, on doit rappeler qu'entre 5000 et 15000 homosexuels auraient été envoyés dans les camps de concentration, où la plupart trouvèrent la mort dans des conditions dramatiques. En dépit de cela, au lendemain de la guerre, la déportation des homosexuels ne fut pas reconnue et le stéréotype de "l'homosexuel nazi" contribua à effacer des mémoires le drame des "triangles roses".

Florence Tamagne a publié également "Histoire de l'homosexualité en Europe. Berlin, Londres, Paris. 1919-1939", Paris, Seuil, 2000.

jeudi 11 mai 2006

On est si sérieux quand on a 19 ans (suite...)

Extrait du Journal (1919-1924) de Julien Green :

14 avril [1922]. - Mystère et délices des voix aimées ! Elles ennoblissent les mots les plus insipides, elles donnent à la langue une fraîcheur nouvelle. Je sais des mots qui ont pour moi complètement changé de physionomie par suite de l'intonation qu'y met l'être infiniment cher à qui je dédie ces lignes. (...) Le mystère joyeux de mon nom prononcé par cette voix aimée, je le mets au nombre des richesses inoubliables de toutes ces années de ma vie.
Je l'ai vu aujourd'hui, je l'ai vu hier, mon coeur déborde. J'estime qu'un homme pour qui l'on n'est pas prêt à se faire tuer ne peut vous considérer véritablement comme son ami.

mercredi 10 mai 2006

Les homosexualités aujourd'hui : un défi pour la psychanalyse?

Revue Cliniques méditerranéennes no 65 –2002/1

TABLE DES MATIERES

Psychanalyse et homosexualité : réflexions sur le désir pervers, l'injure et la fonction paternelle
Élisabeth Roudinesco

Homosexualité psychique, homosexualité masculine et cure psychanalytique : quelques propositions
Thierry Bokanowski

À la recherche de l'image perdue. Un cas d'homosexualité masculine
Michèle Bertrand

De l'homosexualité narcissique à l'amour homosexuel
François Pommier

Que peut nous apprendre aujourd'hui le cas de la jeune homosexuelle ?
Charles Melman

Quelques conséquences du concept de " désistement " pour baliser le champ des homosexualités
Gérard Pommier

Homosexualité psychanalyse et perversion
Thierry Vincent

Freud embringué dans l'homosexualité féminine
Jean Allouch

Homosexuel, si peu…
Alain Abelhauser

Clinique de l'homosexualité masculine : Homo-Éros et les vicissitudes de l'organisation névrotique
Valérie Boucherat-Hue

L'envers du miroir ou la psychanalyse à l'épreuve de l'homosexualité
Claire Nahon

De l'angoisse à l'orgasme
La métaphore auto-érotique en défaut dans la sexualité addictive
Vincent Estellon

Comment on s'arrange
Les homosexuels, le couple, la psychanalyse
Didier Eribon


On peut acquérir ces articles en ligne sur http://www.cairn.info/sommaire.php?ID_REVUE=CM&ID_NUMPUBLIE=CM_065&REDIR=1/

mercredi 26 avril 2006

Le Règne de Narcisse de Mgr Anatrella (suite)...

RÉFLEXIONS concernant le commentaire de Mgr Tony Anatrella(1) sur l'Instruction récente de la Congrégation pour l'Éducation Catholique(2) traitant de l'orientation sexuelle des candidats à la prêtrise.


Surprise


Je suis professeur d'Ancien Testament à la Faculté de théologie de Fribourg, en Suisse, et mon intérêt premier, dans l'enseignement comme dans la recherche, est la relation d'un homme et d'une femme selon la Bible. Cela n'est pas, à mon avis, un thème particulier dans l'Écriture, c'en est la substance même, riche, cohérente, structurée. Qu'est-ce qu'être un homme, une femme ? En quoi consiste leur rencontre, qu'elle soit de longue haleine ou épisodique, et quels que soient leurs états de vie respectifs ? Que révèlent-ils l'un et l'autre, l'un pour l'autre, quand ils se rencontrent. Je mène cette enquête dans un double but : éclairer les questions actuelles d'hommes et de femmes au moyen de la Bible, et arpenter la Bible avec ces questions afin de mieux la comprendre. Comme homme de ma génération, comme religieux et prêtre, comme formateur sur le terrain depuis des années, les questions évoquées par l'Instruction m'intéressent de près, ainsi que les réactions qu'elle suscite. Je voudrais m'arrêter sur le commentaire de Mgr Anatrella. Ce texte reprend plusieurs thèses de son dernier ouvrage, Le règne de Narcisse (3), et les propose comme outils lors du discernement des candidats à la vie sacerdotale. Je suis, à la lecture de ces deux écrits, plutôt surpris par le déroulement d'ensemble. J'ai l'impression que toute la démarche de cet auteur dérive d'analyses issues de Freud et que cela devient parole d'évangile.

Où est la Bible ?

Mgr Anatrella écrit : "L'Église est donc tenue de réaffirmer que l'homosexualité est contraire à la vie conjugale, familiale et sacerdotale au nom d'arguments qui sont d'abord anthropologiques et que viennent confirmer des raisons fondées sur la foi chrétienne" (p. 28/1). On aimerait que l'auteur définisse davantage de quelle anthropologie il parle et qu'il explicite le mouvement de sa pensée : les conclusions d'une anthropologie qui n'a pas été croisée avec la Parole de Dieu s'imposent-elles à une pensée informée, elle, par la Parole de Dieu ?

Où est Dieu ?

Dans RN (p. 36), Mgr Anatrella pose : "il faut s'intéresser au développement de la sexualité qui est le résultat du travail psychique du sujet lui-même sur la pulsion sexuelle". Il suggère par là qu'il y a un développement du sujet, dans les toutes premières années de sa vie, selon des mécanismes dont la science seule rend compte et dont le spécialiste valide ou invalide le fonctionnement; il introduit cette appréhension scientifique dans le domaine religieux —c'est en soi intéressant—, mais pour en faire l'unique socle d'une réflexion à portée théologique et l'amorce d'une pratique ecclésiale —et cela devient problématique. Il paraît en effet hasardeux de faire dépendre des choix concernant les personnes du présupposé scientifique évoqué plus haut, dont Mgr Anatrella montre ailleurs les implications : "les candidats qui présentent une attirance exclusive pour des personnes de même sexe que soi, qu'ils aient ou non vécu des expériences érotiques, ne peuvent pas être admis au Séminaire ni aux Ordres sacrés. Les problèmes qui vont se poser, comme nous l'avons évoqué, sont non seulement des risques de passages à l'acte sexuel, mais aussi et surtout des effets collatéraux inhérents à cette tendance qui produit des attirances et des comportements incompatibles avec le ministère diaconal ou sacerdotal" (Com p. 32/1). Cela a un goût de scientisme. Une déduction, scientifique, qu'il serait d'ailleurs utile de discuter, est l'unique base d'une pratique humaine et sociale. Le scientifique éclaire la décision, c'est lui qui a le dernier mot. L'admission aux Ordres sacrés dont parle l'auteur se fait donc sans recours au sacré.

Intégrer Dieu à la pensée

Je ne place pas en regard du propos de Mgr Anatrella des sentiments vagues sur la tolérance, l'acceptation de l'autre et semblables rengaines. J'affirme bien au contraire qu'il est nécessaire d'aller plus loin dans la pensée, de croiser résolument son propos scientifique avec des logiques qui prennent source dans la Parole de Dieu. Dire, en se plaçant sur le plan théologique, que la sexualité résulte d'un travail du sujet lui-même sur la pulsion sexuelle, c'est penser sans intégrer Dieu dans le débat. Cela se conçoit peut-être dans la démarche scientifique, mais c'est difficilement recevable tel quel pour le théologien. Mgr Anatrella exclut de fait Dieu d'un domaine essentiel de l'humain; cette position revient à affirmer la disparité irrémédiable entre Dieu et sa créature; elle engage plus ou moins la pensée du croyant à se modeler seulement sur des verdicts scientifiques, d'ailleurs controversés (4).
Dans la pratique, un ordre des choses s'esquisse qui engendre des gagnants (ceux qui ont bien travaillé sur leur pulsion sexuelle) et des perdants (ceux qui n'y sont pas parvenus et qui sont donc impropres à certaines fonctions). Trace de scientisme encore : l'idée d'un caractère inéluctable de mécanismes psychiques, que souligne bien l'impressionnante terminologie, digne d'un bilan médical : "les effets collatéraux inhérents à cette tendance". Cet eugénisme ecclésiastique appelle des pratiques draconiennes : une sorte de conseil de révision pulsionnel à l'entrée des séminaires et des congrégations (p. 29/2, 30/2).

L'expérience biblique

La Bible affirme que, sans Dieu, il n'y a pas d'homme et pas de femme, pas non plus d'engendrement, de fécondité, de maturité. Pas de travail pulsionnel donc dont Dieu serait absent. Voilà le concret de notre vie incarnée que l'Écriture désigne depuis toujours. J'ai bien compris que l'Instruction était un bref rappel disciplinaire surun point précis et n'a pas à entrer dans toute une théologie biblique pour étayer son propos; il n'est partant pas requis non plus qu'un commentaire déploie des références scripturaires nombreuses. Il serait néanmoins important, pour un commentateur qui aborde l'intimité des êtres, de faire sentir que le premier spécialiste de l'humain et de ses structurations est Dieu, le Créateur. En France actuellement, des psychiatres et psychanalystes non confessionnels écrivent en se référant constamment à la Bible (5) ; c'est un intérêt qu'on aimerait voir partagé par un psychanalyste intervenant dans le domaine théologique. Même si on ne la cite pas explicitement, la Bible laisse des traces chez ses lecteurs. Elle informe leur réflexion, apprend à reformuler des axiomes développés en dehors de sa sphère et fait qu'ils perdent de leur brusquerie native. Mgr Anatrella emploie plusieurs fois la formule : "l'expérience prouve que" (p. 30/1, p. 31/1); la Bible nous fait accéder à une expérience bien plus ancienne de l'humain au contact avec Dieu. Ce n'est pas d'aujourd'hui que des situations inacceptables ont lieu, que des gens qui ne devraient pas remplir tel ministère le remplissent pourtant, que hommes et femmes peinent à émerger (6).
Je ne dis pas cela pour relativiser quoi que ce soit ni pour noyer le poisson, mais pour rappeler que Dieu est au fait depuis bien plus longtemps que nous de la manière dont le monde cahote, et aussi qu'il n'y a aucun âge d'or où la sexualité était parfaitement ordonnée. Mgr Anatrella écrit : "L'enfermement dans la recherche du même que soi représente la négation de toutes les différences" (p. 29); on aurait envie de dire : "du calme !" Quand on est nourri de Bible, habitué donc à voir des prostituées entrer avant tout le monde dans le Royaume, on n'en
arrive pas au bout de deux pages à ces extrémités de langage.

Lumières bibliques sur la vie pulsionnelle

Comment, Bible en main, illustrer Dieu présent dans le travail d'émergence de l'humain? Il faudrait étudier les évocations bibliques de la vie intra-utérine, les situations oedipiennes de plusieurs héros (cf. Samson), les histoires de viol et d'inceste, les nombreuses histoires racontant les difficultés d'hommes avec les femmes, certains les aimant trop (comme David) et d'autres pas assez (comme Saül), ce que des femmes disent de leur désir, telles Rachel, Anne ou la Shounamite du Cantique.
Le messie Jésus naît dans la tribu de Juda, où la santé pulsionnelle est compromise depuis toujours. Les fils de Juda ne veulent pas d'enfants, l'un d'eux, Onan, pratiquant même une contraception que Dieu désapprouve (Gn 38); quand Jésus parle du Père, c'est au coeur d'une famille en manque de pères depuis longtemps
et où les identifications à la figure paternelle se font mal.
Les mille manières dont Dieu préside à la vie des personnes et participe à leur développement sexuel et sexué, voilà ce que la Bible raconte à l'envi. Et c'est une bonne nouvelle pour beaucoup de savoir qu'ils ont été accompagnés par Dieu dans les méandres de leurs maturations réussies ou réputées inabouties.

Dieu dans le développement d'un être


Mgr Anatrella accorde donc un grand crédit au travail réussi sur la pulsion sexuelle lors des premières années du petit d'homme. Or, selon la Bible, un être n'est pas foncièrement défini par ses équilibres pulsionnels plus ou moins réussis, par ses tendances ou ses identifications, il l'est fondamentalement par Dieu. Ne pas prendre en compte la présence et l'action de Dieu dans le développement sexuel et psychique d'une personne est une grave erreur.
Si quelqu'un vit en autarcie présomptueuse, dans un univers limité où il prétend maîtriser tout, alors il peut bien correspondre à tous les critères de normalité, de sociabilité, il peut se prévaloir de toutes sortes d'appartenances, y compris religieuses et ecclésiastiques, il n'est qu'un "vampire" comme l'appelle G. Lopez dans un livre récent, "un véritable pervers narcissique condamné à voler la vie d'autrui pour se donner l'illusion d'exister" (7).
Et ce narcissisme n'est pas lié précisément à une (pré)disposition sexuelle. Les pervers auxquels les psaumes font si souvent allusion, qui dévorent le faible sans recours, ne sont pas spécifiés au point de vue pulsionnel.

Le "lien sponsal"

Mgr Anatrella écrit : la personne homosexuelle "pourra difficilement incarner cette symbolique du lien sponsal et de la paternité spirituelle. L'expérience prouve que cette dernière est fréquemment détournée à des fins narcissiques (…) dans un contexte de séduction" (p. 29/2-30/1). Pour ma part, l'expérience de terrain (formation et accompagnement de séminaristes, prêtres, religieux/ses, moines et moniales) m'a prouvé que le dévoiement du "lien sponsal" et l'établissement d'un "contexte de séduction" ne sont pas foncièrement liés aux tendances sexuelles; il y a des narcissiques de toutes tendances et la séduction prend toutes sortes de tournures, selon le tempérament du manipulateur de qui elle émane. Un prêtre n'est pas séducteur parce qu'il est homosexuel, mais parce qu'il manque de Dieu. Jésus reproche aux Pharisiens leur dureté de coeur; à cause d'elle Moïse a dû transiger en leur permettant de répudier leurs femmes. "Mais il n'en était pas ainsi au commencement" (Mt 19, 3-12). Le Christ s'adresse à des hommes qui, tout en étant mariés, n'ont aucune maturité affective. La seule question qu'ils posent à propos d'une femme est "Comment peut-on la renvoyer ?"
Jésus répond que la proposition inaugurale de Dieu est "Comment la rencontrer ?" Quand il parle de dureté de coeur, Jésus emploie un terme technique (cf Dt 10, 16) : c'est le fait de refuser Dieu tout en ayant par ailleurs toujours Dieu à la bouche. Ces gens sont méprisants envers leurs femmes parce qu'ils n'ont en fait pas du tout accueilli Dieu. Leur travail pulsionnel s'est peut-être bien réalisé, mais au milieu d'un complet désastre psychique et spirituel. À la lecture d'une page biblique de ce genre, on est moins enclin à voir dans l'hétérosexualité avérée d'un homme qui veut se consacrer à Dieu la preuve de son irréfutable maturité.

Ignorance et peur des femmes

Quand Mgr Anatrella parle du "sujet engagé dans l'homosexualité, avec sa peur de l'autre sexe et son refus de la différence sexuelle", il fixe (naïvement ?) pour certains "sujets" ce qui est en fait beaucoup plus commun, toutes tendances sexuelles confondues. Il n'est pas rare comme prêtre d'entendre cette confidence de femmes : un mari peut vivre des années sa vie conjugale sans avoir aucune idée de ce qu'est une femme, sans vivre une authentique expérience de rencontre avec sa propre épouse. La peur des femmes, la méfiance à leur égard, le refus de la différence sexuelle : bien des hommes pratiquent cela, tout en ayant des pulsions pour les "sujets de l'autre sexe" et des relations sexuelles techniquement au point dans le cadre du mariage. C'est même courant. De même, bien des prêtres qui ont passé avec succès tous les examents pulsionnels ne sont pas pour cela des témoins du "lien sponsal" dont parle Mgr Anatrella. Les clercs que nous avons rencontrés donnent-ils tous à voir l'Époux qui vient ? J'en doute. Dans les cours que je professe, je commente souvent le début des Livres de Samuel. Les deux prêtres de Silo abusent les femmes qui font leur service au sanctuaire, et, d'un même mouvement, s'emparent du meilleur des sacrifices offerts au Seigneur (1 S 2). Comme on traite une femme, on traite Dieu et réciproquement. Quant au vieux prêtre Éli, père de ces deux abuseurs, il accuse Anne d'être saoule alors qu'elle prie avec ardeur devant Dieu (1 S 1, 13-14); manque de discernement fréquent : un homme, prêtre en l'occurrence, ne comprend pas ce qu'une femme vit avec Dieu.
L'hétérosexualité florissante des prêtres de Silo les met-elle à même d'honorer Dieu et la communauté qu'ils sont censés servir ? Celle du prêtre Éli, père de ces deux prêtres apparemment bien identifiés à la figure paternelle, le rend-elle apte à comprendre Anne au temple ? J'en doute.

Homosexualité = immaturité ?

Mgr Anatrella écrit : "L'homosexualité apparaît donc comme un inachèvement et une immaturité foncière de la sexualité humaine" (p. 28/1). Il développe ailleurs (8) cette idée que l'homosexualité serait un arrêt de la maturation à un stade infantile et donnerait à l'âge adulte d'inévitables problèmes spécifiques. Or, il faut voir, dans chaque cas particulier, ce que des personnes dans l'homosexualité vivent vraiment. Et pour certaines d'entre elles, cet inachèvement est une occasion où
Dieu se manifeste, cette immaturité un lieu où Dieu déploie sa force. Bibliquement parlant, on appelle cela la logique des béatitudes : le manque irrémédiable comme occasion de Dieu. Dire que cela ne peut pas s'appliquer dans le domaine sexuel, c'est à nouveau limiter l'action divine et donner une version expurgée du salut : Jésus nous sauve, mais il y aurait quand même des domaines sans avenir avec lui. Dire que "l'expérience prouve" immanquablement le contraire, c'est peut-être après tout n'avoir pas assez d'expérience. Un prêtre marqué par des tendances homosexuelles peut présenter des risques à terme; il peut aussi être expérimenté pour parler de la vie
reçue de Dieu là où elle fait le plus défaut.
Faut-il au nom du risque encouru interdire l'accès des ordres sacrés à tout homme homosexuel sans distinction ? Cela serait une attitude bien peu virile, la preuve d'une immaturité qui refuse d'assumer des risques.

L'inachèvement nécessaire

Mais surtout, inachèvement et immaturité sont-elles absentes dans une personnalité hétérosexuelle ? Non. La vision scientiste de Mgr Anatrella le conduit à poser des différences intrinsèques, mais elles ne sont pas probantes. Il y a des hétérosexuels dont le développement manifeste des inaboutissements et des incapacités foncières. Il faut alors examiner dans chaque cas qui vit quoi, et de quoi une situation est l'occasion pour une personne particulière. Y a-t-il proportionnellement davantage de problèmes chez des personnes homosexuelles que chez des personnes hétérosexuelles dans la vie consacrée ? Il faudrait des statistiques précises. En tout cas, les notions de maturité et d'achèvement mériteraient d'être davantage travaillées. Je devine chez Mgr Anatrella une vision quelque peu "fixiste"; on est hétéro- ou homosexuel ; si on est homosexuel, on dérive vite vers des situations moralement intenables, si on est hétérosexuel, on possède une stabilité de fond (9). Je résume cela un peu brutalement (10) , mais c'est une impression persistante qui se dégage de son propos. Or, devenir un homme, se tenir devant une femme, constituent une aventure difficile, douloureuse et enthousiasmante. Pour ceux qui veulent la vivre loyalement et qui refusent de se couler dans des modèles préfabriqués d'hommes et de femmes, c'est un chemin où ils avancent démunis, où rien n'est si simple. Ils font l'expérience que l'accomplissement de leur être est le travail de toute vie; il ne résulte pas ontologiquement d'un bon équilibre pulsionnel, mais de la présence de Dieu (11) . Mgr Anatrella semble parler de la personne homosexuelle comme définitivement marquée par un déficit, tandis que la personne hétérosexuelle aurait atteint son plein épanouissement au terme de la première période d'équilibrage pulsionnel. C'est ignorer la réalité de la mutation que provoque Dieu quand il vient dans une chair où il a été accueilli.

Contexte

Nous savons tous que l'Instruction et ses commentaires se placent dans un contexte; j'en cite certains aspects : la militance gay dans laquelle se sont investis des clercs ces dernières décennies, le déferlement des études sur le genre qui touche aussi la Bible et la théologie, les abus sexuels commis par des prêtres qui ont défrayé la chronique dans plusieurs pays, la difficulté de situer son être sexué dans un monde où hommes et femmes ont acquis de nouveaux statuts, etc. Dans ces conditions, il y a des gens qui aiment à entendre des rappels à l'ordre musclés et rassurants, il y en a d'autres qui aiment à en proférer. On connaît bien dans les couvents et séminaires la réaction bourrue : "Il faut taper sur la table une fois de temps en temps : il y a quand même eu des abus". Et chacun, autour des tasses de café médiocre que fournissent les institutions religieuses, raconte alors des témoignages sur différentes dérives affectives et sexuelles parmi des clercs ou des apprentis clercs. Cette réaction, fondée sur des cas indéniables, permet de faire l'économie d'une pensée. C'est vrai que nous sommes désemparés, mais cela a du bon. Nous sommes poussés à redécouvrir, dans la lumière de Dieu, le mystère d'être une femme, un homme, de se rencontrer. Nous sommes contraints d'écouter les appels de notre époque qui nous a de toute manière pétris : il y a certes à résister, à s'opposer, à démentir, preuves à l'appui; il y a aussi à répondre; et la meilleure manière de le faire, ce n'est pas en plaquant sur soi une anthropologie qui reste à discuter, mais en faisant soi-même le chemin avec Dieu. Les questions qui sont posées par l'Instruction sont réelles et concrètes. Il y a bien entendu des candidats au sacerdoce à dissuader pour des raisons multiples, sexuelles et affectives entre autres. Cela dit, je me demande ce que serait une institution religieuse formant des
prêtres qui ne serait pas touchée par le monde tel qu'il est, qui n'aurait pas à se poser soi-même les questions que les gens se posent, qui se proposeraient de servir et de diriger le peuple chrétien sans se brûler soi-même les doigts à tenter de gérer des situations compliquées. Bien sûr un prêtre doit éviter les scandales, ne pas peser sur une communauté par ses problèmes personnels; en même temps, faut-il penser qu'il doit être souriant, débarrassé de toute question harcelante, équilibré, clé en main ? Je m'interroge sur la vision du "bon prêtre" qui apparaît par contraste dans les propos de Mgr Anatrella et je me dis qu'elle a quelque chose d'inadéquat et d'irréel. Un bon prêtre se sait proche de tout et de tous, ce qui ne veut en aucun cas dire qu'il applaudit à tout et à tous. Mais il porte en sa chair la douleur du monde, les questionnements de son époque, les errements de la société où il vit. Que cela soit déstabilisant, c'est un fait, mais peut-on vivre autrement ? La stabilité qu'on acquiert est faite pour ce monde, mais elle ne vient pas du monde, pulsionnel ou autre.

Le concret de la chair avec Dieu

Tout cela ne nous fait pas partir dans des considérations cosmiques floues. Cela nous ramène au concret de la chair avec Dieu, et donc à l'engagement de tous ceux qui sont prêts à la servir : formateurs auprès des candidats à la vie sacerdotale, "accompagnants" auprès des prêtres en exercice. Quand Mgr Anatrella dit que les prêtres qui ont des tendances homosexuelles nécessiteront immanquablement un suivi
spécial considérable,
tant médical que psychiatrique (12), je pense qu'il réagit de manière outrancière. Mais il met le doigt sur la question importante de l'accompagnement, qui concerne tout le monde, quelles que soient les tendances de chacun. Et plus que jamais, la question d'être un homme, un homme avec Dieu, un homme de Dieu, est au centre de tout pour les clercs. Cela demande qu'on en parle, qu'il y ait un suivi, cela prend du temps, personne ne peut d'emblée se poser comme détenteur de toutes les réponses et méthodes. Assumer son être d'homme, spécialement dans la société actuelle, est une aventure qui demande des années, de l'énergie et la mobilisation de ceux qui peuvent apporter leur témoignage et leur savoir. Que certains aient plus que d'autres besoin d'attentions, c'est vrai : est-ce regrettable ? C'est ainsi. Ce qu'il y a de sûr, c'est que personne n'est exempté de faire soi-même ce cheminement. On est là dans le concret : le quotidien de la chair qui s'acclimate à Dieu, avec tout ce qui, en elle, ne connaît pas encore Dieu. J'attends pour ma part d'un formateur, non qu'il passe son temps à désigner les indésirables qui risquent de contaminer le troupeau élu, mais qu'il ait le discernement pour voir la paradoxale action de Dieu dans la vie d'un homme, telle qu'elle est. Il se peut d'ailleurs que cela l'amène à diriger une personne vers un autre chemin que celui de la vie consacrée, mais ce ne sera pas pour des raisons, un peu courtes, de tendances jugées en soi forcément dangereuses.

En conclusion

Voici pour conclure quelques orientations que je tire de ma propre expérience d'homme et de formateur.
1) Les formateurs dans les séminaires et les congrégations sont maîtres de la décision ultime concernant un candidat. Quand Mgr Anatrella dit : "(l'homosexualité) est une contre-indication pour entrer au séminaire et être ordonné prêtre", et quand il ajoute que l'on a ordonné des "candidats qui présentaient cette tendance" en vertu d'une "attitude permissive" (p. 30/2), il va plus loin que ce que l'Instruction dit.
Mgr Anatrella risque d'aboutir au contraire de ce qu'il souhaite. En se montrant autoritaire (13), il tend en effet à déposséder les décideurs juridiquement qualifiés de leur pouvoir de décision. Or, le pouvoir décisionnel est très important pour un homme; le lui enlever, c'est porter atteinte à son autorité masculine. Mgr Anatrella prétend donc viriliser les séminaires en barrant l'entrée aux candidats susdits tout en dévirilisant les formateurs, puisqu'il leur enlève leur habilité à décider.
2) Mgr Anatrella ajoute que quand des formateurs ont un doute sur un candidat (concernant son éventuelle homosexualité), "ils doivent appliquer ce principe objectif" (c'est-à-dire évincer l'impétrant). Dans un monde adulte, on attendrait plutôt une phrase comme : "ils doivent lui en parler".
3) Il me semble important de découvrir la Bible, dans les lieux de formation, en prenant l'ampleur de sa riche réflexion sur être un homme, être une femme, se rencontrer. La figure du Christ, vrai homme, est à étudier dans cette perspective : une telle étude est particulièrement utile à notre époque. Elle ouvre un horizon, propose une variété de possibles : il y a mille manière d'être homme et femme;
elle fait échapper à la tendance aux modèles préfabriqués qui guettent entre autres les lieux de formation de prêtres : être prêtre est une manière particulière d'être un homme et il y a bien des façons de vivre cela.
4) Selon un vieil adage, les qualités qui font un bon prêtre sont celles qui en feraient un bon époux et un bon père de famille. Mgr Anatrella reprend cette idée : le candidat au sacerdoce "doit être en principe idoine au mariage et capable d'exercer la paternité sur des enfants" (p. 29). On perçoit qu'il y a du vrai dans tout cela, mais cela peut vite devenir une sorte d'appréciation autarcique (narcissique ?) : je dis moi-même ou mon formateur dit que je serais un bon mari et un bon père, donc que je puis devenir prêtre. Or, une des personnes les mieux
habilitées à juger de la qualité d'un mari, c'est une femme.
Qu'y a-t-il comme voix de femmes dans la vie d'un apprenti prêtre et de ses formateurs ? C'est une question que je me pose souvent et qui serait à méditer.

Frère Philippe Lefebvre – Dominicain (Janvier 2006)

(1) Tony Anatrella n'est pas un évêque. "Monseigneur" est un titre honorifique lié à ses diverses fonctions au Vatican.
(2) Le texte de cette Instruction est paru dans le N°2349 de la Documentation Catholique, de janvier 2006 dans un dossier intitulé : "Homosexualité et ministère ordonné", p. 24-39. Une instruction n'est pas un texte législatif, mais une proposition destinée à attirer l'attention de ses lecteurs — ici les formateurs des clercs — sur un point particulier de la vie de l'Église, et leur laisse toute latitude quant à son application. Ce type de texte suscite les commentaires des divers spécialistes tels que Mgr Anatrella, mais aussi la conférence des évêques suisses, et le Père Timothy Radcliffe, ancien maître de l'Ordre des Dominicains. On s'aperçoit à cette occasion que, sur ces sujets, les avis peuvent sensiblement diverger. Les références au texte de l'Instruction sont données ici selon la page et la colonne (ex : p. 30/1).
(3) T. Anatrella, Le règne de Narcisse. Les enjeux du déni de la différence sexuelle, Presses de la Renaissance, Paris, 2005. Cet ouvrage sera cité ici sous la forme abrégée RN et le commentaire paru dans la Documentation Catholique sous la forme Com.
(4) Cf les intéressantes réflexions de P. Bayard, Peut-on appliquer la littérature à la psychanalyse ? éd. de Minuit, 2004. La psychanalyse a interrogé la littérature, mais l'inverse est-il vrai ? Comment s'articulent les deux approches, comment résistentelles l'une à l'autre ? etc
(5) On connaît les écrits de M. Balmary; citons aussi N. Jeanmet (Les destins de la culpabilité. Une lecture de l'histoire de Moïse aux frontières de la psychanalyse et de la théologie, PUF, 2002), D. Dumas (La Bible et ses fantômes, 2001), J. Hassoun sous sa direction : Caïn, Autrement, 1997)…
(6) Mgr Anatrella cite d'ailleurs des conciles du 4è au 13è siècles qui punissent "sévèrement les pratiques homosexuelles de la part du clergé" (p. 30) : la question est donc ancienne et récurrente.
(7) G. Lopez, Le vampirisme au quotidien, L'esprit du temps, 2001, pp. 56-57.
(8) RN, 1ère partie.
(9) Je demeure sceptique devant une assertion de RN, p. 61 : "Les personnes qui ont intériorisé leur identité n'éprouvent pas le besoin de se manifester et d'être reconnues,comme il en va de celles qui s'organisent autour d'une tendance sexuelle, laquelle est un avatar identitaire, et qui imposent leurs pratiques à la connaissance et au regard de tous". Le besoin de se manifester et de se proposer sur la place publique est-il le fait des personnalités homosexuelles ? J'en doute. Entre autres lectures, on peut se reporter aux moralistes du 17ème s. français pour se guérir de telles affirmations, mais surtout relire les psaumes (le ps 73 par exemple).
(10) Il est vrai que certains propos de Mgr Anatrella sont plutôt brutaux. Quand il suggère qu'une personnalité homosexuelle ne peut accèder aux Ordres sacrés, il dit : "Les communautés ecclésiales ont le droit d'avoir des ministres ordonnés qui soient authentiques, honnêtes et correspondent aux exigences de l'Église" (p. 33); on ne peut s'empêcher de comprendre que des personnes dans l'homosexualité seraient par contraste inauthentiques, malhonnêtes et transgressives. Mgr Anatrella a écrit sur les excès de la culture gay et les abus du terme "homophobie" (cf RN); il n'en reste pas moins qu'une plus grande attention aux formules serait bienvenue, non "sous l'influence des idées d'une époque" (p. 33), mais par correction.
(11) Les descriptions que Mgr Anatrella fait de personnes homosexuelles et des conséquences funestes où leur tendance les plongera, on pourrait les appliquer à bien des personnes hétérosexuelles, engagées ou non dans la vie consacrée : "quelquesuns adoptent des conduites affectives douteuses, formulent des critiques mettant en cause des réalités essentielles de la vie sacerdotale et contestent des vérités enseignées par l'Église" (p. 30); voir encore(p. 32-33) parmi les symptômes proposées pour "dépister" une homosexualité qui n'a pas dit son nom : tendance à l'isolement, "déni des questions sexuelles", sexualité fantasmée, "relations sélectives" etc.
(12) "Car en plus des problèmes qui se poseront dans la vie pastorale, nous savons également, comme nous l'avons souligné, que ces personnalités vont souvent vivre des difficultés personnelles. Elles nécessiteront une attention particulière, des interventions régulières de l'autorité et une prise en charge parfois accompagnée d'un suivi médical et psychothérapique", Com, p. 31/1-2). Comme formateur, je n'ai jamais remarqué cette spécificité radicale du clerc homosexuel. Je suis plutôt frappé que, dans les institutions religieuses comme ailleurs ou peut-être un peu plus fréquemment qu'ailleurs, tant de gens se débrouillent pour paraître incontestables et échapper à toute critique, alors qu'ils auraient manifestement besoin d'un suivi psychologique et humain, sans que leurs orientations sexuelles connues ou pas soient déterminantes.
(13) Cf "ce critère de sélection légitime est non négociable", p. 30/2.

Mettre la main... (à propos de Jean 20, 19-31)

Homélie d'un frère dominicain de Paris pour le 2ème dimanche de Pâques (B) :

«Le fils de Dieu est mort : c’est croyable parce que c’est absurde. Enterré, il est ressuscité : c’est certain parce que c’est impossible.» Tertullien (160 - 222).

Dimanche dernier, jour de Pâques, l’évangile nous rapportait l’attitude devant le tombeau vide d’un disciple anonyme, désigné seulement comme celui que Jésus aimait, appelé aussi l’autre disciple. Il vit et il crut. C’est spontané et concis. On ne peut pas faire plus rapide. Aujourd’hui le même évangéliste nous raconte l’attitude d’un autre disciple, cette fois nommé et surnommé,Thomas appelé Didyme (jumeau). Si je ne mets pas ma main… non, je ne croirai pas. C’est sous condition et discuté pendant huit jours.

L’autre disciple voit, pourtant il n’y rien à voir. Il voit : rien. Il croit. Thomas le jumeau réclame au préalable la preuve. Elle lui sera accordée. L’un croit devant l’absence, le vide, l’autre devant l’évidence. Il s’agit bien de deux hommes différents et non de deux comportements d’une même personne. Les textes ne nous disent pas que nous sommes tantôt l’un ou l’autre ni un peu des deux. L’autre disciple : C’est moi… Peut-être toi ? Thomas le jumeau : Ce n’est pas moi… Peut-être toi ? Jésus par un doux reproche au second fera l’éloge du premier : Parce que tu me vois, tu crois. Heureux ceux qui n’ont pas vu et qui ont cru.

La question n’est pas de mesurer la plus ou moins bonne volonté de ces disciples à agréer la résurrection de Jésus. Elle est bien plus radicalement celle de leur aptitude profonde à croire en la vie hors tout. Vie triomphante aussi du mal et de la mort.

Thomas n’accorde aucun crédit aux dires des autres disciples. Sceptique il veut constater par lui-même. Il semble ne pas en être à un abus près ! Après avoir nié la parole des autres — trop remplis de joie peut-être —, comme ceux qui veulent soumettre il exige de mettre la main. Mettre la main, prendre pour soi. Saisir autre. Abolir la distance pour qu’il n’y ait pas autre.

Que connaît-il de Jésus s’il doit visiter ses blessures pour l’authentifier ? Ils ne sont pas rares ceux qui ne savent des autres que les traces de leurs malheurs. Ils sont légion ceux que le vivant dérange et qui font “leur beurre” avec la mort. Ils ne manquent aucunes funérailles — les morts enterrent les morts. Ils bâtissent des mausolées et deviennent auteurs d’éloges funèbres pour faire rejaillir sur eux les qualités qu’ils ne font que prêter au disparu. _ Ils se complaisent dans les déboires du monde et se réjouissent des échecs d’autrui. Ils préfèrent l’inertie au mouvement, l’immobilité au déplacement, l’engourdissement à la passion. Déjà morts, toujours morts. « Ici, chez nous, on a toujours fait comme ça… » ! Autre n’existe pas. Contrôler Dieu, évaluer les hommes, boucler la parole, dicter la vérité. Dans l’Evangile ils ont l’empreinte d’institutions et de pouvoirs, mais les traits des pharisiens, des docteurs de la loi, des scribes. Ils lient de pesants fardeaux sur les épaules des autres, parce qu’ils connaissent le bien et le mal. Didyme aurait pu être chef d’une église !

Thomas a bien des difficultés à reconnaître la vie — plus forte que tout — sans doute parce qu’il la connaît si peu. Comment admettre ce que les autres disciples lui disent de Jésus vivant quand lui même l’est si peu ? Jésus va répondre aux doléances de Thomas. Il l’autorise à accomplir sa volonté de toucher à sa chair. Le don du Christ — il en a fait la preuve — va assurément jusque là et au delà. Tu veux mettre la main sur moi, fais-le ! Tu seras étonné. Tu ne sais pas où cela va t’entraîner. Survient l’événement : Thomas fait d’un coup l’expérience de autre face à lui. Il croyait toucher un homme, il rencontre Dieu. Autre. Les trous des mains du ressuscité font les mains de Thomas désormais empêchées de prendre, inaptes à saisir. Il voulait mettre la main sur la chair d’un autre. Impossible ! Libre la chair ! La blessure du côté du Christ crée dans le cœur de Thomas une déchirure, un lieu pour autre-à-côté. Elle installe l’écart pour la mise en présence de autre. Alors l’échange, la communion peut avoir lieu.

Heureux ceux qui n’ont pas vu et qui ont cru. Heureux ceux qui croient sans mettre la main sur l’homme ni sur Dieu.

La chair du Christ, la chair de Dieu nous est offerte. Ceux qui n’ont pas vu et qui croient goûteront à cette rencontre de vie. Les autres sont maintenant prévenus : ils peuvent être conduits là où ils ne voulaient pas aller.

Source : http://www.dominicains.info/article.php3?id_article=667