mercredi 26 avril 2006

Le Règne de Narcisse de Mgr Anatrella (suite)...

RÉFLEXIONS concernant le commentaire de Mgr Tony Anatrella(1) sur l'Instruction récente de la Congrégation pour l'Éducation Catholique(2) traitant de l'orientation sexuelle des candidats à la prêtrise.


Surprise


Je suis professeur d'Ancien Testament à la Faculté de théologie de Fribourg, en Suisse, et mon intérêt premier, dans l'enseignement comme dans la recherche, est la relation d'un homme et d'une femme selon la Bible. Cela n'est pas, à mon avis, un thème particulier dans l'Écriture, c'en est la substance même, riche, cohérente, structurée. Qu'est-ce qu'être un homme, une femme ? En quoi consiste leur rencontre, qu'elle soit de longue haleine ou épisodique, et quels que soient leurs états de vie respectifs ? Que révèlent-ils l'un et l'autre, l'un pour l'autre, quand ils se rencontrent. Je mène cette enquête dans un double but : éclairer les questions actuelles d'hommes et de femmes au moyen de la Bible, et arpenter la Bible avec ces questions afin de mieux la comprendre. Comme homme de ma génération, comme religieux et prêtre, comme formateur sur le terrain depuis des années, les questions évoquées par l'Instruction m'intéressent de près, ainsi que les réactions qu'elle suscite. Je voudrais m'arrêter sur le commentaire de Mgr Anatrella. Ce texte reprend plusieurs thèses de son dernier ouvrage, Le règne de Narcisse (3), et les propose comme outils lors du discernement des candidats à la vie sacerdotale. Je suis, à la lecture de ces deux écrits, plutôt surpris par le déroulement d'ensemble. J'ai l'impression que toute la démarche de cet auteur dérive d'analyses issues de Freud et que cela devient parole d'évangile.

Où est la Bible ?

Mgr Anatrella écrit : "L'Église est donc tenue de réaffirmer que l'homosexualité est contraire à la vie conjugale, familiale et sacerdotale au nom d'arguments qui sont d'abord anthropologiques et que viennent confirmer des raisons fondées sur la foi chrétienne" (p. 28/1). On aimerait que l'auteur définisse davantage de quelle anthropologie il parle et qu'il explicite le mouvement de sa pensée : les conclusions d'une anthropologie qui n'a pas été croisée avec la Parole de Dieu s'imposent-elles à une pensée informée, elle, par la Parole de Dieu ?

Où est Dieu ?

Dans RN (p. 36), Mgr Anatrella pose : "il faut s'intéresser au développement de la sexualité qui est le résultat du travail psychique du sujet lui-même sur la pulsion sexuelle". Il suggère par là qu'il y a un développement du sujet, dans les toutes premières années de sa vie, selon des mécanismes dont la science seule rend compte et dont le spécialiste valide ou invalide le fonctionnement; il introduit cette appréhension scientifique dans le domaine religieux —c'est en soi intéressant—, mais pour en faire l'unique socle d'une réflexion à portée théologique et l'amorce d'une pratique ecclésiale —et cela devient problématique. Il paraît en effet hasardeux de faire dépendre des choix concernant les personnes du présupposé scientifique évoqué plus haut, dont Mgr Anatrella montre ailleurs les implications : "les candidats qui présentent une attirance exclusive pour des personnes de même sexe que soi, qu'ils aient ou non vécu des expériences érotiques, ne peuvent pas être admis au Séminaire ni aux Ordres sacrés. Les problèmes qui vont se poser, comme nous l'avons évoqué, sont non seulement des risques de passages à l'acte sexuel, mais aussi et surtout des effets collatéraux inhérents à cette tendance qui produit des attirances et des comportements incompatibles avec le ministère diaconal ou sacerdotal" (Com p. 32/1). Cela a un goût de scientisme. Une déduction, scientifique, qu'il serait d'ailleurs utile de discuter, est l'unique base d'une pratique humaine et sociale. Le scientifique éclaire la décision, c'est lui qui a le dernier mot. L'admission aux Ordres sacrés dont parle l'auteur se fait donc sans recours au sacré.

Intégrer Dieu à la pensée

Je ne place pas en regard du propos de Mgr Anatrella des sentiments vagues sur la tolérance, l'acceptation de l'autre et semblables rengaines. J'affirme bien au contraire qu'il est nécessaire d'aller plus loin dans la pensée, de croiser résolument son propos scientifique avec des logiques qui prennent source dans la Parole de Dieu. Dire, en se plaçant sur le plan théologique, que la sexualité résulte d'un travail du sujet lui-même sur la pulsion sexuelle, c'est penser sans intégrer Dieu dans le débat. Cela se conçoit peut-être dans la démarche scientifique, mais c'est difficilement recevable tel quel pour le théologien. Mgr Anatrella exclut de fait Dieu d'un domaine essentiel de l'humain; cette position revient à affirmer la disparité irrémédiable entre Dieu et sa créature; elle engage plus ou moins la pensée du croyant à se modeler seulement sur des verdicts scientifiques, d'ailleurs controversés (4).
Dans la pratique, un ordre des choses s'esquisse qui engendre des gagnants (ceux qui ont bien travaillé sur leur pulsion sexuelle) et des perdants (ceux qui n'y sont pas parvenus et qui sont donc impropres à certaines fonctions). Trace de scientisme encore : l'idée d'un caractère inéluctable de mécanismes psychiques, que souligne bien l'impressionnante terminologie, digne d'un bilan médical : "les effets collatéraux inhérents à cette tendance". Cet eugénisme ecclésiastique appelle des pratiques draconiennes : une sorte de conseil de révision pulsionnel à l'entrée des séminaires et des congrégations (p. 29/2, 30/2).

L'expérience biblique

La Bible affirme que, sans Dieu, il n'y a pas d'homme et pas de femme, pas non plus d'engendrement, de fécondité, de maturité. Pas de travail pulsionnel donc dont Dieu serait absent. Voilà le concret de notre vie incarnée que l'Écriture désigne depuis toujours. J'ai bien compris que l'Instruction était un bref rappel disciplinaire surun point précis et n'a pas à entrer dans toute une théologie biblique pour étayer son propos; il n'est partant pas requis non plus qu'un commentaire déploie des références scripturaires nombreuses. Il serait néanmoins important, pour un commentateur qui aborde l'intimité des êtres, de faire sentir que le premier spécialiste de l'humain et de ses structurations est Dieu, le Créateur. En France actuellement, des psychiatres et psychanalystes non confessionnels écrivent en se référant constamment à la Bible (5) ; c'est un intérêt qu'on aimerait voir partagé par un psychanalyste intervenant dans le domaine théologique. Même si on ne la cite pas explicitement, la Bible laisse des traces chez ses lecteurs. Elle informe leur réflexion, apprend à reformuler des axiomes développés en dehors de sa sphère et fait qu'ils perdent de leur brusquerie native. Mgr Anatrella emploie plusieurs fois la formule : "l'expérience prouve que" (p. 30/1, p. 31/1); la Bible nous fait accéder à une expérience bien plus ancienne de l'humain au contact avec Dieu. Ce n'est pas d'aujourd'hui que des situations inacceptables ont lieu, que des gens qui ne devraient pas remplir tel ministère le remplissent pourtant, que hommes et femmes peinent à émerger (6).
Je ne dis pas cela pour relativiser quoi que ce soit ni pour noyer le poisson, mais pour rappeler que Dieu est au fait depuis bien plus longtemps que nous de la manière dont le monde cahote, et aussi qu'il n'y a aucun âge d'or où la sexualité était parfaitement ordonnée. Mgr Anatrella écrit : "L'enfermement dans la recherche du même que soi représente la négation de toutes les différences" (p. 29); on aurait envie de dire : "du calme !" Quand on est nourri de Bible, habitué donc à voir des prostituées entrer avant tout le monde dans le Royaume, on n'en
arrive pas au bout de deux pages à ces extrémités de langage.

Lumières bibliques sur la vie pulsionnelle

Comment, Bible en main, illustrer Dieu présent dans le travail d'émergence de l'humain? Il faudrait étudier les évocations bibliques de la vie intra-utérine, les situations oedipiennes de plusieurs héros (cf. Samson), les histoires de viol et d'inceste, les nombreuses histoires racontant les difficultés d'hommes avec les femmes, certains les aimant trop (comme David) et d'autres pas assez (comme Saül), ce que des femmes disent de leur désir, telles Rachel, Anne ou la Shounamite du Cantique.
Le messie Jésus naît dans la tribu de Juda, où la santé pulsionnelle est compromise depuis toujours. Les fils de Juda ne veulent pas d'enfants, l'un d'eux, Onan, pratiquant même une contraception que Dieu désapprouve (Gn 38); quand Jésus parle du Père, c'est au coeur d'une famille en manque de pères depuis longtemps
et où les identifications à la figure paternelle se font mal.
Les mille manières dont Dieu préside à la vie des personnes et participe à leur développement sexuel et sexué, voilà ce que la Bible raconte à l'envi. Et c'est une bonne nouvelle pour beaucoup de savoir qu'ils ont été accompagnés par Dieu dans les méandres de leurs maturations réussies ou réputées inabouties.

Dieu dans le développement d'un être


Mgr Anatrella accorde donc un grand crédit au travail réussi sur la pulsion sexuelle lors des premières années du petit d'homme. Or, selon la Bible, un être n'est pas foncièrement défini par ses équilibres pulsionnels plus ou moins réussis, par ses tendances ou ses identifications, il l'est fondamentalement par Dieu. Ne pas prendre en compte la présence et l'action de Dieu dans le développement sexuel et psychique d'une personne est une grave erreur.
Si quelqu'un vit en autarcie présomptueuse, dans un univers limité où il prétend maîtriser tout, alors il peut bien correspondre à tous les critères de normalité, de sociabilité, il peut se prévaloir de toutes sortes d'appartenances, y compris religieuses et ecclésiastiques, il n'est qu'un "vampire" comme l'appelle G. Lopez dans un livre récent, "un véritable pervers narcissique condamné à voler la vie d'autrui pour se donner l'illusion d'exister" (7).
Et ce narcissisme n'est pas lié précisément à une (pré)disposition sexuelle. Les pervers auxquels les psaumes font si souvent allusion, qui dévorent le faible sans recours, ne sont pas spécifiés au point de vue pulsionnel.

Le "lien sponsal"

Mgr Anatrella écrit : la personne homosexuelle "pourra difficilement incarner cette symbolique du lien sponsal et de la paternité spirituelle. L'expérience prouve que cette dernière est fréquemment détournée à des fins narcissiques (…) dans un contexte de séduction" (p. 29/2-30/1). Pour ma part, l'expérience de terrain (formation et accompagnement de séminaristes, prêtres, religieux/ses, moines et moniales) m'a prouvé que le dévoiement du "lien sponsal" et l'établissement d'un "contexte de séduction" ne sont pas foncièrement liés aux tendances sexuelles; il y a des narcissiques de toutes tendances et la séduction prend toutes sortes de tournures, selon le tempérament du manipulateur de qui elle émane. Un prêtre n'est pas séducteur parce qu'il est homosexuel, mais parce qu'il manque de Dieu. Jésus reproche aux Pharisiens leur dureté de coeur; à cause d'elle Moïse a dû transiger en leur permettant de répudier leurs femmes. "Mais il n'en était pas ainsi au commencement" (Mt 19, 3-12). Le Christ s'adresse à des hommes qui, tout en étant mariés, n'ont aucune maturité affective. La seule question qu'ils posent à propos d'une femme est "Comment peut-on la renvoyer ?"
Jésus répond que la proposition inaugurale de Dieu est "Comment la rencontrer ?" Quand il parle de dureté de coeur, Jésus emploie un terme technique (cf Dt 10, 16) : c'est le fait de refuser Dieu tout en ayant par ailleurs toujours Dieu à la bouche. Ces gens sont méprisants envers leurs femmes parce qu'ils n'ont en fait pas du tout accueilli Dieu. Leur travail pulsionnel s'est peut-être bien réalisé, mais au milieu d'un complet désastre psychique et spirituel. À la lecture d'une page biblique de ce genre, on est moins enclin à voir dans l'hétérosexualité avérée d'un homme qui veut se consacrer à Dieu la preuve de son irréfutable maturité.

Ignorance et peur des femmes

Quand Mgr Anatrella parle du "sujet engagé dans l'homosexualité, avec sa peur de l'autre sexe et son refus de la différence sexuelle", il fixe (naïvement ?) pour certains "sujets" ce qui est en fait beaucoup plus commun, toutes tendances sexuelles confondues. Il n'est pas rare comme prêtre d'entendre cette confidence de femmes : un mari peut vivre des années sa vie conjugale sans avoir aucune idée de ce qu'est une femme, sans vivre une authentique expérience de rencontre avec sa propre épouse. La peur des femmes, la méfiance à leur égard, le refus de la différence sexuelle : bien des hommes pratiquent cela, tout en ayant des pulsions pour les "sujets de l'autre sexe" et des relations sexuelles techniquement au point dans le cadre du mariage. C'est même courant. De même, bien des prêtres qui ont passé avec succès tous les examents pulsionnels ne sont pas pour cela des témoins du "lien sponsal" dont parle Mgr Anatrella. Les clercs que nous avons rencontrés donnent-ils tous à voir l'Époux qui vient ? J'en doute. Dans les cours que je professe, je commente souvent le début des Livres de Samuel. Les deux prêtres de Silo abusent les femmes qui font leur service au sanctuaire, et, d'un même mouvement, s'emparent du meilleur des sacrifices offerts au Seigneur (1 S 2). Comme on traite une femme, on traite Dieu et réciproquement. Quant au vieux prêtre Éli, père de ces deux abuseurs, il accuse Anne d'être saoule alors qu'elle prie avec ardeur devant Dieu (1 S 1, 13-14); manque de discernement fréquent : un homme, prêtre en l'occurrence, ne comprend pas ce qu'une femme vit avec Dieu.
L'hétérosexualité florissante des prêtres de Silo les met-elle à même d'honorer Dieu et la communauté qu'ils sont censés servir ? Celle du prêtre Éli, père de ces deux prêtres apparemment bien identifiés à la figure paternelle, le rend-elle apte à comprendre Anne au temple ? J'en doute.

Homosexualité = immaturité ?

Mgr Anatrella écrit : "L'homosexualité apparaît donc comme un inachèvement et une immaturité foncière de la sexualité humaine" (p. 28/1). Il développe ailleurs (8) cette idée que l'homosexualité serait un arrêt de la maturation à un stade infantile et donnerait à l'âge adulte d'inévitables problèmes spécifiques. Or, il faut voir, dans chaque cas particulier, ce que des personnes dans l'homosexualité vivent vraiment. Et pour certaines d'entre elles, cet inachèvement est une occasion où
Dieu se manifeste, cette immaturité un lieu où Dieu déploie sa force. Bibliquement parlant, on appelle cela la logique des béatitudes : le manque irrémédiable comme occasion de Dieu. Dire que cela ne peut pas s'appliquer dans le domaine sexuel, c'est à nouveau limiter l'action divine et donner une version expurgée du salut : Jésus nous sauve, mais il y aurait quand même des domaines sans avenir avec lui. Dire que "l'expérience prouve" immanquablement le contraire, c'est peut-être après tout n'avoir pas assez d'expérience. Un prêtre marqué par des tendances homosexuelles peut présenter des risques à terme; il peut aussi être expérimenté pour parler de la vie
reçue de Dieu là où elle fait le plus défaut.
Faut-il au nom du risque encouru interdire l'accès des ordres sacrés à tout homme homosexuel sans distinction ? Cela serait une attitude bien peu virile, la preuve d'une immaturité qui refuse d'assumer des risques.

L'inachèvement nécessaire

Mais surtout, inachèvement et immaturité sont-elles absentes dans une personnalité hétérosexuelle ? Non. La vision scientiste de Mgr Anatrella le conduit à poser des différences intrinsèques, mais elles ne sont pas probantes. Il y a des hétérosexuels dont le développement manifeste des inaboutissements et des incapacités foncières. Il faut alors examiner dans chaque cas qui vit quoi, et de quoi une situation est l'occasion pour une personne particulière. Y a-t-il proportionnellement davantage de problèmes chez des personnes homosexuelles que chez des personnes hétérosexuelles dans la vie consacrée ? Il faudrait des statistiques précises. En tout cas, les notions de maturité et d'achèvement mériteraient d'être davantage travaillées. Je devine chez Mgr Anatrella une vision quelque peu "fixiste"; on est hétéro- ou homosexuel ; si on est homosexuel, on dérive vite vers des situations moralement intenables, si on est hétérosexuel, on possède une stabilité de fond (9). Je résume cela un peu brutalement (10) , mais c'est une impression persistante qui se dégage de son propos. Or, devenir un homme, se tenir devant une femme, constituent une aventure difficile, douloureuse et enthousiasmante. Pour ceux qui veulent la vivre loyalement et qui refusent de se couler dans des modèles préfabriqués d'hommes et de femmes, c'est un chemin où ils avancent démunis, où rien n'est si simple. Ils font l'expérience que l'accomplissement de leur être est le travail de toute vie; il ne résulte pas ontologiquement d'un bon équilibre pulsionnel, mais de la présence de Dieu (11) . Mgr Anatrella semble parler de la personne homosexuelle comme définitivement marquée par un déficit, tandis que la personne hétérosexuelle aurait atteint son plein épanouissement au terme de la première période d'équilibrage pulsionnel. C'est ignorer la réalité de la mutation que provoque Dieu quand il vient dans une chair où il a été accueilli.

Contexte

Nous savons tous que l'Instruction et ses commentaires se placent dans un contexte; j'en cite certains aspects : la militance gay dans laquelle se sont investis des clercs ces dernières décennies, le déferlement des études sur le genre qui touche aussi la Bible et la théologie, les abus sexuels commis par des prêtres qui ont défrayé la chronique dans plusieurs pays, la difficulté de situer son être sexué dans un monde où hommes et femmes ont acquis de nouveaux statuts, etc. Dans ces conditions, il y a des gens qui aiment à entendre des rappels à l'ordre musclés et rassurants, il y en a d'autres qui aiment à en proférer. On connaît bien dans les couvents et séminaires la réaction bourrue : "Il faut taper sur la table une fois de temps en temps : il y a quand même eu des abus". Et chacun, autour des tasses de café médiocre que fournissent les institutions religieuses, raconte alors des témoignages sur différentes dérives affectives et sexuelles parmi des clercs ou des apprentis clercs. Cette réaction, fondée sur des cas indéniables, permet de faire l'économie d'une pensée. C'est vrai que nous sommes désemparés, mais cela a du bon. Nous sommes poussés à redécouvrir, dans la lumière de Dieu, le mystère d'être une femme, un homme, de se rencontrer. Nous sommes contraints d'écouter les appels de notre époque qui nous a de toute manière pétris : il y a certes à résister, à s'opposer, à démentir, preuves à l'appui; il y a aussi à répondre; et la meilleure manière de le faire, ce n'est pas en plaquant sur soi une anthropologie qui reste à discuter, mais en faisant soi-même le chemin avec Dieu. Les questions qui sont posées par l'Instruction sont réelles et concrètes. Il y a bien entendu des candidats au sacerdoce à dissuader pour des raisons multiples, sexuelles et affectives entre autres. Cela dit, je me demande ce que serait une institution religieuse formant des
prêtres qui ne serait pas touchée par le monde tel qu'il est, qui n'aurait pas à se poser soi-même les questions que les gens se posent, qui se proposeraient de servir et de diriger le peuple chrétien sans se brûler soi-même les doigts à tenter de gérer des situations compliquées. Bien sûr un prêtre doit éviter les scandales, ne pas peser sur une communauté par ses problèmes personnels; en même temps, faut-il penser qu'il doit être souriant, débarrassé de toute question harcelante, équilibré, clé en main ? Je m'interroge sur la vision du "bon prêtre" qui apparaît par contraste dans les propos de Mgr Anatrella et je me dis qu'elle a quelque chose d'inadéquat et d'irréel. Un bon prêtre se sait proche de tout et de tous, ce qui ne veut en aucun cas dire qu'il applaudit à tout et à tous. Mais il porte en sa chair la douleur du monde, les questionnements de son époque, les errements de la société où il vit. Que cela soit déstabilisant, c'est un fait, mais peut-on vivre autrement ? La stabilité qu'on acquiert est faite pour ce monde, mais elle ne vient pas du monde, pulsionnel ou autre.

Le concret de la chair avec Dieu

Tout cela ne nous fait pas partir dans des considérations cosmiques floues. Cela nous ramène au concret de la chair avec Dieu, et donc à l'engagement de tous ceux qui sont prêts à la servir : formateurs auprès des candidats à la vie sacerdotale, "accompagnants" auprès des prêtres en exercice. Quand Mgr Anatrella dit que les prêtres qui ont des tendances homosexuelles nécessiteront immanquablement un suivi
spécial considérable,
tant médical que psychiatrique (12), je pense qu'il réagit de manière outrancière. Mais il met le doigt sur la question importante de l'accompagnement, qui concerne tout le monde, quelles que soient les tendances de chacun. Et plus que jamais, la question d'être un homme, un homme avec Dieu, un homme de Dieu, est au centre de tout pour les clercs. Cela demande qu'on en parle, qu'il y ait un suivi, cela prend du temps, personne ne peut d'emblée se poser comme détenteur de toutes les réponses et méthodes. Assumer son être d'homme, spécialement dans la société actuelle, est une aventure qui demande des années, de l'énergie et la mobilisation de ceux qui peuvent apporter leur témoignage et leur savoir. Que certains aient plus que d'autres besoin d'attentions, c'est vrai : est-ce regrettable ? C'est ainsi. Ce qu'il y a de sûr, c'est que personne n'est exempté de faire soi-même ce cheminement. On est là dans le concret : le quotidien de la chair qui s'acclimate à Dieu, avec tout ce qui, en elle, ne connaît pas encore Dieu. J'attends pour ma part d'un formateur, non qu'il passe son temps à désigner les indésirables qui risquent de contaminer le troupeau élu, mais qu'il ait le discernement pour voir la paradoxale action de Dieu dans la vie d'un homme, telle qu'elle est. Il se peut d'ailleurs que cela l'amène à diriger une personne vers un autre chemin que celui de la vie consacrée, mais ce ne sera pas pour des raisons, un peu courtes, de tendances jugées en soi forcément dangereuses.

En conclusion

Voici pour conclure quelques orientations que je tire de ma propre expérience d'homme et de formateur.
1) Les formateurs dans les séminaires et les congrégations sont maîtres de la décision ultime concernant un candidat. Quand Mgr Anatrella dit : "(l'homosexualité) est une contre-indication pour entrer au séminaire et être ordonné prêtre", et quand il ajoute que l'on a ordonné des "candidats qui présentaient cette tendance" en vertu d'une "attitude permissive" (p. 30/2), il va plus loin que ce que l'Instruction dit.
Mgr Anatrella risque d'aboutir au contraire de ce qu'il souhaite. En se montrant autoritaire (13), il tend en effet à déposséder les décideurs juridiquement qualifiés de leur pouvoir de décision. Or, le pouvoir décisionnel est très important pour un homme; le lui enlever, c'est porter atteinte à son autorité masculine. Mgr Anatrella prétend donc viriliser les séminaires en barrant l'entrée aux candidats susdits tout en dévirilisant les formateurs, puisqu'il leur enlève leur habilité à décider.
2) Mgr Anatrella ajoute que quand des formateurs ont un doute sur un candidat (concernant son éventuelle homosexualité), "ils doivent appliquer ce principe objectif" (c'est-à-dire évincer l'impétrant). Dans un monde adulte, on attendrait plutôt une phrase comme : "ils doivent lui en parler".
3) Il me semble important de découvrir la Bible, dans les lieux de formation, en prenant l'ampleur de sa riche réflexion sur être un homme, être une femme, se rencontrer. La figure du Christ, vrai homme, est à étudier dans cette perspective : une telle étude est particulièrement utile à notre époque. Elle ouvre un horizon, propose une variété de possibles : il y a mille manière d'être homme et femme;
elle fait échapper à la tendance aux modèles préfabriqués qui guettent entre autres les lieux de formation de prêtres : être prêtre est une manière particulière d'être un homme et il y a bien des façons de vivre cela.
4) Selon un vieil adage, les qualités qui font un bon prêtre sont celles qui en feraient un bon époux et un bon père de famille. Mgr Anatrella reprend cette idée : le candidat au sacerdoce "doit être en principe idoine au mariage et capable d'exercer la paternité sur des enfants" (p. 29). On perçoit qu'il y a du vrai dans tout cela, mais cela peut vite devenir une sorte d'appréciation autarcique (narcissique ?) : je dis moi-même ou mon formateur dit que je serais un bon mari et un bon père, donc que je puis devenir prêtre. Or, une des personnes les mieux
habilitées à juger de la qualité d'un mari, c'est une femme.
Qu'y a-t-il comme voix de femmes dans la vie d'un apprenti prêtre et de ses formateurs ? C'est une question que je me pose souvent et qui serait à méditer.

Frère Philippe Lefebvre – Dominicain (Janvier 2006)

(1) Tony Anatrella n'est pas un évêque. "Monseigneur" est un titre honorifique lié à ses diverses fonctions au Vatican.
(2) Le texte de cette Instruction est paru dans le N°2349 de la Documentation Catholique, de janvier 2006 dans un dossier intitulé : "Homosexualité et ministère ordonné", p. 24-39. Une instruction n'est pas un texte législatif, mais une proposition destinée à attirer l'attention de ses lecteurs — ici les formateurs des clercs — sur un point particulier de la vie de l'Église, et leur laisse toute latitude quant à son application. Ce type de texte suscite les commentaires des divers spécialistes tels que Mgr Anatrella, mais aussi la conférence des évêques suisses, et le Père Timothy Radcliffe, ancien maître de l'Ordre des Dominicains. On s'aperçoit à cette occasion que, sur ces sujets, les avis peuvent sensiblement diverger. Les références au texte de l'Instruction sont données ici selon la page et la colonne (ex : p. 30/1).
(3) T. Anatrella, Le règne de Narcisse. Les enjeux du déni de la différence sexuelle, Presses de la Renaissance, Paris, 2005. Cet ouvrage sera cité ici sous la forme abrégée RN et le commentaire paru dans la Documentation Catholique sous la forme Com.
(4) Cf les intéressantes réflexions de P. Bayard, Peut-on appliquer la littérature à la psychanalyse ? éd. de Minuit, 2004. La psychanalyse a interrogé la littérature, mais l'inverse est-il vrai ? Comment s'articulent les deux approches, comment résistentelles l'une à l'autre ? etc
(5) On connaît les écrits de M. Balmary; citons aussi N. Jeanmet (Les destins de la culpabilité. Une lecture de l'histoire de Moïse aux frontières de la psychanalyse et de la théologie, PUF, 2002), D. Dumas (La Bible et ses fantômes, 2001), J. Hassoun sous sa direction : Caïn, Autrement, 1997)…
(6) Mgr Anatrella cite d'ailleurs des conciles du 4è au 13è siècles qui punissent "sévèrement les pratiques homosexuelles de la part du clergé" (p. 30) : la question est donc ancienne et récurrente.
(7) G. Lopez, Le vampirisme au quotidien, L'esprit du temps, 2001, pp. 56-57.
(8) RN, 1ère partie.
(9) Je demeure sceptique devant une assertion de RN, p. 61 : "Les personnes qui ont intériorisé leur identité n'éprouvent pas le besoin de se manifester et d'être reconnues,comme il en va de celles qui s'organisent autour d'une tendance sexuelle, laquelle est un avatar identitaire, et qui imposent leurs pratiques à la connaissance et au regard de tous". Le besoin de se manifester et de se proposer sur la place publique est-il le fait des personnalités homosexuelles ? J'en doute. Entre autres lectures, on peut se reporter aux moralistes du 17ème s. français pour se guérir de telles affirmations, mais surtout relire les psaumes (le ps 73 par exemple).
(10) Il est vrai que certains propos de Mgr Anatrella sont plutôt brutaux. Quand il suggère qu'une personnalité homosexuelle ne peut accèder aux Ordres sacrés, il dit : "Les communautés ecclésiales ont le droit d'avoir des ministres ordonnés qui soient authentiques, honnêtes et correspondent aux exigences de l'Église" (p. 33); on ne peut s'empêcher de comprendre que des personnes dans l'homosexualité seraient par contraste inauthentiques, malhonnêtes et transgressives. Mgr Anatrella a écrit sur les excès de la culture gay et les abus du terme "homophobie" (cf RN); il n'en reste pas moins qu'une plus grande attention aux formules serait bienvenue, non "sous l'influence des idées d'une époque" (p. 33), mais par correction.
(11) Les descriptions que Mgr Anatrella fait de personnes homosexuelles et des conséquences funestes où leur tendance les plongera, on pourrait les appliquer à bien des personnes hétérosexuelles, engagées ou non dans la vie consacrée : "quelquesuns adoptent des conduites affectives douteuses, formulent des critiques mettant en cause des réalités essentielles de la vie sacerdotale et contestent des vérités enseignées par l'Église" (p. 30); voir encore(p. 32-33) parmi les symptômes proposées pour "dépister" une homosexualité qui n'a pas dit son nom : tendance à l'isolement, "déni des questions sexuelles", sexualité fantasmée, "relations sélectives" etc.
(12) "Car en plus des problèmes qui se poseront dans la vie pastorale, nous savons également, comme nous l'avons souligné, que ces personnalités vont souvent vivre des difficultés personnelles. Elles nécessiteront une attention particulière, des interventions régulières de l'autorité et une prise en charge parfois accompagnée d'un suivi médical et psychothérapique", Com, p. 31/1-2). Comme formateur, je n'ai jamais remarqué cette spécificité radicale du clerc homosexuel. Je suis plutôt frappé que, dans les institutions religieuses comme ailleurs ou peut-être un peu plus fréquemment qu'ailleurs, tant de gens se débrouillent pour paraître incontestables et échapper à toute critique, alors qu'ils auraient manifestement besoin d'un suivi psychologique et humain, sans que leurs orientations sexuelles connues ou pas soient déterminantes.
(13) Cf "ce critère de sélection légitime est non négociable", p. 30/2.

Mettre la main... (à propos de Jean 20, 19-31)

Homélie d'un frère dominicain de Paris pour le 2ème dimanche de Pâques (B) :

«Le fils de Dieu est mort : c’est croyable parce que c’est absurde. Enterré, il est ressuscité : c’est certain parce que c’est impossible.» Tertullien (160 - 222).

Dimanche dernier, jour de Pâques, l’évangile nous rapportait l’attitude devant le tombeau vide d’un disciple anonyme, désigné seulement comme celui que Jésus aimait, appelé aussi l’autre disciple. Il vit et il crut. C’est spontané et concis. On ne peut pas faire plus rapide. Aujourd’hui le même évangéliste nous raconte l’attitude d’un autre disciple, cette fois nommé et surnommé,Thomas appelé Didyme (jumeau). Si je ne mets pas ma main… non, je ne croirai pas. C’est sous condition et discuté pendant huit jours.

L’autre disciple voit, pourtant il n’y rien à voir. Il voit : rien. Il croit. Thomas le jumeau réclame au préalable la preuve. Elle lui sera accordée. L’un croit devant l’absence, le vide, l’autre devant l’évidence. Il s’agit bien de deux hommes différents et non de deux comportements d’une même personne. Les textes ne nous disent pas que nous sommes tantôt l’un ou l’autre ni un peu des deux. L’autre disciple : C’est moi… Peut-être toi ? Thomas le jumeau : Ce n’est pas moi… Peut-être toi ? Jésus par un doux reproche au second fera l’éloge du premier : Parce que tu me vois, tu crois. Heureux ceux qui n’ont pas vu et qui ont cru.

La question n’est pas de mesurer la plus ou moins bonne volonté de ces disciples à agréer la résurrection de Jésus. Elle est bien plus radicalement celle de leur aptitude profonde à croire en la vie hors tout. Vie triomphante aussi du mal et de la mort.

Thomas n’accorde aucun crédit aux dires des autres disciples. Sceptique il veut constater par lui-même. Il semble ne pas en être à un abus près ! Après avoir nié la parole des autres — trop remplis de joie peut-être —, comme ceux qui veulent soumettre il exige de mettre la main. Mettre la main, prendre pour soi. Saisir autre. Abolir la distance pour qu’il n’y ait pas autre.

Que connaît-il de Jésus s’il doit visiter ses blessures pour l’authentifier ? Ils ne sont pas rares ceux qui ne savent des autres que les traces de leurs malheurs. Ils sont légion ceux que le vivant dérange et qui font “leur beurre” avec la mort. Ils ne manquent aucunes funérailles — les morts enterrent les morts. Ils bâtissent des mausolées et deviennent auteurs d’éloges funèbres pour faire rejaillir sur eux les qualités qu’ils ne font que prêter au disparu. _ Ils se complaisent dans les déboires du monde et se réjouissent des échecs d’autrui. Ils préfèrent l’inertie au mouvement, l’immobilité au déplacement, l’engourdissement à la passion. Déjà morts, toujours morts. « Ici, chez nous, on a toujours fait comme ça… » ! Autre n’existe pas. Contrôler Dieu, évaluer les hommes, boucler la parole, dicter la vérité. Dans l’Evangile ils ont l’empreinte d’institutions et de pouvoirs, mais les traits des pharisiens, des docteurs de la loi, des scribes. Ils lient de pesants fardeaux sur les épaules des autres, parce qu’ils connaissent le bien et le mal. Didyme aurait pu être chef d’une église !

Thomas a bien des difficultés à reconnaître la vie — plus forte que tout — sans doute parce qu’il la connaît si peu. Comment admettre ce que les autres disciples lui disent de Jésus vivant quand lui même l’est si peu ? Jésus va répondre aux doléances de Thomas. Il l’autorise à accomplir sa volonté de toucher à sa chair. Le don du Christ — il en a fait la preuve — va assurément jusque là et au delà. Tu veux mettre la main sur moi, fais-le ! Tu seras étonné. Tu ne sais pas où cela va t’entraîner. Survient l’événement : Thomas fait d’un coup l’expérience de autre face à lui. Il croyait toucher un homme, il rencontre Dieu. Autre. Les trous des mains du ressuscité font les mains de Thomas désormais empêchées de prendre, inaptes à saisir. Il voulait mettre la main sur la chair d’un autre. Impossible ! Libre la chair ! La blessure du côté du Christ crée dans le cœur de Thomas une déchirure, un lieu pour autre-à-côté. Elle installe l’écart pour la mise en présence de autre. Alors l’échange, la communion peut avoir lieu.

Heureux ceux qui n’ont pas vu et qui ont cru. Heureux ceux qui croient sans mettre la main sur l’homme ni sur Dieu.

La chair du Christ, la chair de Dieu nous est offerte. Ceux qui n’ont pas vu et qui croient goûteront à cette rencontre de vie. Les autres sont maintenant prévenus : ils peuvent être conduits là où ils ne voulaient pas aller.

Source : http://www.dominicains.info/article.php3?id_article=667

mardi 25 avril 2006

On est si sérieux quand on a 19 ans

Extrait du Journal (1919-1924) de Julien Green :

"Nuit du 12 avril [1922], mercredi. - Plonger au plus profond d'un être que l'on aime pour y saisir à vif les sentiments les plus intimes, puis se trouver tout à coup au seuil même du sanctuaire de l'âme, quoi de plus troublant, de plus émouvant? Sous les apparences, pénétrer l'identité mystérieuse, découvrir une personnalité palpitante de la vie et de passion.
Je lui parlais ce soir, à cet ami dont l'affection restera le plus pur et le plus délicieux souvenir de ma jeunesse. Retenu jusqu'alors par une sorte de pudeur, soudain il se laissa emporter par son élan d'amitié; et alors, ce que je n'eusse espéré il y a quelques mois, vinrent les confidences, les aveux de joies secrètes et de douleurs que l'on cache. Commence pour moi l'amitié, parfaite, sans ombre. De tels moments donnent à la vie sa vraie valeur."