jeudi 22 décembre 2005

Spiritualité et morale : un exemple contemporain d’une libération nécessaire.

Les théologiens qui travaillaient autour du Concile Vatican II ont eu maintes fois l’occasion de déplorer la fragmentation de l’acte théologique en de multiples micro-disciplines de plus en plus spécialisées qui ne communiquaient plus entre elles. Bernard Häring ou Servais Pinckaers l’ont souvent souligné dans leurs travaux. Un exemple de cette parcellisation des champs du savoir théologique est l’étanchéité bien problématique entre théologie morale et vie spirituelle du chrétien. C’est un exemple ancien, mais qui retrouve malheureusement une certaine actualité.

Nous voudrions en donner ici un seul exemple qui voudrait attirer l’attention sur l’indispensable ressourcement de la morale aux dons gracieux de notre Dieu qui libèrent des entraves liées aux déterminations de la condition humaine. La liberté des Fils de Dieu offerte en la mort/résurrection de Jésus-Christ est le socle, le roc, la pierre rejetée, mais devenue pierre d’angle sur laquelle peut s’édifier une vie morale qui, surtout, ne s’épuise pas dans l’évaluation morale du sujet humain ausculté de nos jours par tant de spécialistes des obscurités du cœur « malade » (par ex. : Lam 5, 17) de l’homme.

Lorsque la morale entend aujourd’hui ne pas travailler en vase clos, mais s’assurer des compétences importantes bien que mondaines des recherches scientifiques, elle se tourne, par exemple, vers les « psychistes », pourrait-on dire, c’est-à-dire tous ceux qui ont pour métier le soin du cœur de l’homme malade et compliqué, à savoir ici le souci de sa vie psychique ou psycho-sexuelle. Notons d’abord que depuis Freud et aujourd’hui encore, ils ne sont pas d’accord entre eux. Les meilleurs acceptent d’ailleurs le dialogue et la confrontation. Notons ensuite qu’ils entretiennent parfois la confusion entre les lois de l’inconscient – d’ailleurs lesquelles, exactement ? – et la loi morale, comme si le glissement pouvait s’opérer ainsi en toute évidence sans en étudier les conditions. Même si, en toute hypothèse, ils sont capables de définir ce qu’est la juste structuration de la vie psychique de l’être humain vers l’amour objectal, cette colonne vertébrale manque de chair, ou plutôt la lettre manque d’esprit, ou encore la chair d’une présentation normée des choses ne va pas sans l’Esprit qui vivifie.

Cessons de jouer sur les mots et venons-en aux faits ! La réflexion des anthropologues, des psychanalystes, des théologiens sur la différence des sexes est actuellement très approfondie : Xavier Thévenot l’a abondamment traitée dans son œuvre remarquable et, aujourd’hui, sur la place publique ou la place médiatique, comme pour les théologiens-chercheurs, on ne peut que se réjouir de cette fructueuse collaboration entre réflexion théologique et sciences de l’homme. Cela n’implique pas pour autant que tout ait été dit et qu’il ne faille que réitérer sous la forme du rouleau compresseur des « acquis » qu’un praticien comme Freud a eu l’habitude de remettre vingt fois sur le métier au gré des cures menées au sujet de bien des aspects plus théoriques de son enseignement qu’il savait perfectible. La crise de la famille et des modalités traditionnelles de vivre en famille requiert plus que la reproduction usque ad mortem de quelques points de repères schématiques puisés çà et là et accommodés à ce que l’on pense être la juste interprétation de Freud étant entendu que le voisin dérape… Poursuivre la recherche ne mène pas nécessairement à la caution de comportements que l’on sait pathogènes, mais plutôt vers la proposition d’un soin proportionné aux grandes souffrances des sujets pluri-carencés que nous sommes souvent aujourd’hui, y compris les meilleurs spécialistes de la question ! On ne remédie pas à l’inédit de certaines situations en répétant le même : il s’agit de créer de l’Autre, d’autres solutions et issues pour « imaginer le préférable », comme le dit Olivier Abel.

Sur le thème de la différence des sexes, bien des auteurs se sont exprimés de façon très claire et en apportant beaucoup à la réflexion. Le risque est néanmoins qu’en enseignant la Loi, un tel enseignement professé du haut de la chaire psychanalytique soit purement et simplement rejeté, bien qu’il comporte des éléments parfaitement justes, informés et éprouvés de façon clinique, ou, en d’autres termes : si les personnes sont incapables d’en tirer des fruits dans leur vie quotidienne, si, de façon systématique, elles estiment – peut-être se trompent-elles – que cet enseignement ne les aide pas à progresser sur le chemin de la vie vertueuse, c’est que quelque chose bloque et, lorsqu’on est chrétien, on est obligé, lorsque quelque chose d’important coince de se poser la question : l’autre a-t-il toujours tort ? Freud ne disait-il pas qu’il n’y a pas de reproche adressé aux autres, mais seulement à soi ? Comment sortir de l’accusation mutuelle ? Comment atteindre une vérité tierce qu’une bipolarisation ruineuse pour tous ne permettra jamais d’obtenir[1] ?

C’est la raison pour laquelle nous voudrions proposer une piste de recherche, modeste et sans volonté de disqualifier les partenaires du dialogue trop souvent rompu sur ce point. Le sujet est trop délicat pour que nous nous enfermions dans les certitudes ressassées entre, d’une part, les tenants d’un « ordre symbolique » intangible et, d’autre part, les partisans d’une théorie queer que personne ne saurait interroger au nom de la modernité et de la libéralité des modes de vie les plus individualisés qui soient.

Et si la différence sexuelle ne se limitait pas à la différence des sexes ? Nous voulons dire par là que le thème sans cesse repris de la différence des sexes, même s’il est vrai, est entendu par les « opposants » comme une possible réduction à la différence anatomique ou biologique ou comme le pas vers un tel appauvrissement au mépris de l’histoire singulière de chacun. Or, il n’y a pas plus historique, plus incarnée que la présentation freudienne de l’évolution heureuse du sujet humain : si Freud a déclaré que « le destin, c’est l’anatomie », il a aussi avoué combien il était difficile de déterminer ce qui distingue le masculin du féminin[2]… On reprochait déjà à la conception de la nature dans la tradition aristotélo-thomiste d’être fixiste : mais n’est-il pas dans la nature de la fleur de naître, de vivre puis de mourir ? La différence des sexes comme composante indispensable du cheminement vers l’altérité n’est-elle pas rejetée trop vite, comme s’il s’agissait d’une résistance de ceux qui la refusent à l’indispensable castration nous obligeant chacun d’entre nous à quitter l’image de l’enfant tout-puissant que nous chérissons tant ?

Et si la différence sexuelle, c’était la part d’imprévisible, de heurts ou la capacité d’inventivité de la créature humaine dont la faiblesse se laisse soulever par la grâce ? Freud a autant écrit sur la structuration satisfaisante du sujet que sur ses nombreux déboires psychiques ! En tout cas se déclarait-il étranger à la question éthique qui captive tant aujourd’hui ses successeurs… Et si la différence sexuelle, c’était ce qui ne s’apprend pas dans les manuels de psychopathologie ou le DSM-IV[3] ? Et si la castration était accessible aux exclus des « bonnes mœurs psy » ? Quand même, dans les faits, ne le remarque-t-on pas aussi ? Et si la différence sexuelle, c’était la différence entre le normal souhaitable pour chacun et des formes de vie inédites, non répertoriées car la nature ne produit pas que des monstres… ? On dit même, en exagérant parfois, que la perle ne produit sa perle qu’après avoir été agressée…

Et si la différence des sexes n’était qu’un moment, privilégié, de la différence sexuelle, celle-ci voulant aussi prendre en compte ce qui fait qu’une histoire psychique n’est jamais identique à celle du voisin, quelles que soient les normes définissant la meilleure façon ou la façon la plus courante et la moins souffrante de traverser le conflit oedipien ? La différence sexuelle ou psycho-sexuelle serait la vraie différance pour l’écrire comme Jacques Derrida : elle seule créerait de l’altérité, l’altérité du visage, de la physionomie, du regard, des gestes, des âges, de la sexualité brisant l’enfermement du même et pas uniquement l’altérité organique.. Ce n’est pas là d’abord une question d’identité sexuelle hétéro homo ou bi ou quoi d’autre encore[4], c’est une question de sexualité pour éviter que la rotative fonctionnant au sujet de la différence de sexes ne nous rende homogènes les uns aux autres…

Ceci est une proposition pour avancer, pour tenter de jeter une passerelle entre des acteurs qui s’éloignent les uns des autres : il ne s’agit pas de pratiquer un forçage de théories qui s’opposent de toutes façons en allant glaner à tout prix ce qu’elles ont de commun, si elles ont quelque chose de commun : il s’agit de dépasser l’aporie en tant que deux vérités qui s’opposent en désignent une troisième qui est notre véritable cible. Si nous faisons cela, c’est pour mettre de l’esprit dans des théories claquemurées qui fonctionnent comme autant d’identités particulières… C’est aussi pour ne pas laisser ces questions à ceux qui voudraient les moraliser trop vite, c’est-à-dire en fait les durcir : des gens sont en cause car les actes sont posés par des gens qui cherchent un salut. Il s’agit d’abord d’aider et non avant tout d’avoir raison sur l’adversaire. C’est enfin une forme de spiritualité qui libère la morale ou l’éthique, peu importe, des constrictions qui la menace, lorsqu’elle se coupe de la source vive : la vérité n’est elle-même que lorsqu’elle rend libre ceux à qui elle s’adresse : « Lazare, viens dehors ! » (Jn 11, 43).


[1] Cf. Th. RADCLIFFE, Pourquoi donc être chrétien ?, Paris, Cerf, 2005.

[2] Cf. H. LISANDRE, Parole d’homme. Les gays sous le regard de Freud, Paris, Hachette/Littératures, 2005.

[3] Dictionnaire de psychiatrie.

[4] On sait très bien que, dans la cure analytique, l’expression « je suis hétéro » ou « je suis homo » traduit une étiquette sociale qui empêche l’analysant d’apprendre à parler…

1 commentaire:

Jean-Marc a dit…

Intéressant, ce post. Le texte est de toi Ichtus75000 ?