jeudi 12 janvier 2006

Lockner le freudien ou la subversion en fauteuil

L’histoire de la rencontre de Lockner le freudien et de Gailland le journaliste homosexuel sert de cadre à un livre étonnant. Atypique, comme le dit lui-même l’auteur, Hubert Lisandre.

Le jeune journaliste est partant pour une interview vite fait, il veut juste l’avis d’un psy sur l’homosexualité, il cache ses questions, ses doutes, ses peurs derrière les préjugés habituels et les idées reçues, aussi bien sur la psychanalyse que sur l’homosexualité. Le psychanalyste Lockner accepte mais il ne désire surtout pas un énième article servant la même soupe médiatique. Il fixe donc ses conditions et voilà Gailland engagée dans une aventure insoupçonnée dont il nous fait le récit, reprenant une grande part de son dialogue avec Lockner en le ponctuant de ses réactions subjectives - souvent contradictoires, de ses réflexions, de ses interrogations…

En faisant appel à la passion plutôt qu’à la raison, aux émotions plutôt qu’aux performances de l’intellect, Hubert Lisandre propose au lecteur mille occasions de s’y rencontrer et ainsi de construire petit à petit sa réponse… la seule qui vaille.

Mais ne nous y trompons pas : Parole d’homme, conjointement, réunit les éléments fondamentaux de la théorie freudienne sur l’homosexualité, avec de nombreuses références en notes aux textes de Freud. Précisons que ces éléments sont exposés simplement, ce qui constitue peut-être la première qualité de l’ouvrage. Le résultat est un livre attractif, capable d’intéresser - nous l’avons vérifié - aussi bien des lecteurs connaissant peu l’œuvre de Freud que des psychologues et/ou psychanalystes.

Cette tentative, réussie, de concevoir un livre psychanalytique atypique, se voulant interactif et non un bouquin simpliste, du genre Freud et les homosexuels, pour les nuls ou un ouvrage savant L’homosexualité : du narcissisme au lien social, cette tentative donc ne surprendra pas ceux et celles qui connaissent un peu l’auteur et ses travaux passés dans le domaine de la prévention du sida : pendant plus de dix ans, il a essayé de faire comprendre aux responsables de la prévention qu’il est nécessaire de prendre en considération la dimension de l’inconscient(1).

Nous aurions très probablement terminé sur ce point notre évocation de l’ouvrage d’Hubert Lisandre, si nous avions été un chroniqueur traditionnel. Mais nous avons poursuivi sur une voie secondaire, non prévue au programme, sauvage diront certains, hors-sujet diront d’autres. Cette rencontre fictive est bel et bien une mini-cure psychanalytique et Lockner une figure représentative d’un assez grand nombre d’analystes. Ainsi tout au long du livre nous assistons au déroulement d’une cure, ses effets sur l’analysant y sont montrés, son action - au niveau du sujet - est qualifiée de subversive. Essayons de réinterroger tout cela.

Pour les besoins du livre, Gailland, l’analysant-homosexuel-journaliste, comprend tout (ou presque) très bien et très vite, sous la direction pressante de son analyste-interwievé qui n’arrête pas de lui répéter que surtout il faut prendre son temps ! On peut s’amuser à imaginer le destin d’Hervé Gailland : ayant tout avalé trop vite, il régurgite et quitte son journal, Relook, pour co-fonder le magazine Santé Psychanalyse ou bien il intègre, toujours très vite, les rangs de l’Ecole freudienne des freudiens avant de provoquer une scission : un nouveau Lacan est en marche. Autre destin, moins glorieux : il saute sur son nouveau copain pour lui expliquer les secrets de la (l’) (homo)sexualité, provoquant une rupture définitive. Il rend Lockner responsable de ce gâchis et devient un anti-psychanalyste primaire…
Cette évocation des hypothétiques destins de Gailland nous ayant ramené au personnage du psychanalyste Lockner, considérons plus attentivement ce membre éminent de la confrérie, sa position et son discours. La qualité de sa lecture de l’œuvre freudienne (et lacanienne) peut le faire paraître "moins pire" que beaucoup, voir même relativement sympathique… Ce ne sera pas suffisant pour que son cas soit classé sans suite.

La cure ainsi mise en scène dans Parole d’homme laisse voir assez clairement le moteur premier de l’officiant, psychanalyste plus freudien que Freud (Ne fait-il pas partie de L’Ecole freudienne des freudiens ?) : occuper - éternellement - la position de l’analyste et bénéficier - ad vitam æternam - de la jouissance du culte. Parallèlement Lockner glisse habilement sur tout ce que la théorie psychanalytique, comme outil d’analyse du social, pourrait produire de subversif - nous y reviendrons…

Les « sentiers sauvages du sujet » qu’il évoque dans son discours et fait ainsi résonner dans l’imaginaire de son journaliste-visiteur-client-analysant ont plus la couleur d’autoroutes bornées de péages et bardées de radars automatiques que celle du chemin que trace le free-rider en dévalant la pente.

Pour combien d’analysants(2) le « sentier sauvage du sujet » ne mène qu’à une modification de leur vision des choses et à un réaménagement de leurs modes d’adaptation ? Sur l’autoroute commune, changeraient-ils la programmation de leur régulateur de vitesse ou la température de la climatisation que voilà cette révolution individuelle estampillée du sceau du sacro-saint Désir !

Et si les officiants de la psychanalyse avaient fini par mythifier le désir du sujet ? Fabriquer un tel mythe et gérer son culte c’est - plus ou moins - nier la relativité de ce fameux désir, dont on peut fortement douter qu’il soit figé, fixé une bonne fois pour toutes. C’est nier qu’il se construit aussi dans les interactions avec les petits autres, peut-être justement dans les fameux « voyages » dont parle Lockner mais aussi dans la relation au psychanalyste qui, qu’il prenne cela en compte dans son travail d’analyste - ce qui est pour le moins souhaitable - ou non, ne peut faire abstraction de ses dimensions de sujet de l’inconscient et de sujet du social.
Mais les petits autres, et le camarade psychanalyste, sont à peu près aussi engoncés dans le social qu’un chien savant dans son uniforme de gala, condition qui est loin de favoriser les interactions. L’autre y est moins l’objet du désir qu’un associé dans la petite entreprise néolibérale qu’est devenue la vie quotidienne, ou pire, qu’un objet de consommation.
Car il ne faudrait tout de même pas oublier que ce social est une formidable entreprise de conditionnement, de fabrication d’impostures, de travestissement des vérités qui produit un sujet social soumis aux différents pouvoirs, une formidable entreprise de décérébration et de tranquillisation conjointes.

La scène sociale est l’organisation de défense des refoulements individuels. Elle est la chape de plomb fabriquée pour maintenir les assujettis sociaux en état de mort psychique.
Que les assujettis participent à l’entretien et au renforcement de cette chape ne signifie aucunement qu’elle ne constitue pas un des lieux du combat politique, bien au contraire.
Dit autrement, qu’est-ce qui viendrait justifier ce glissement du combat politique vers le conflit psychique tel que Freud l’a défini, justifier ce repli sur l’inconscient du sujet, dans le secret des alcôves et des chapelles, cette désertion de la scène publique ?
Le sujet dans son avancée sur son fameux sentier sauvage est nécessairement confronté au social dans sa fonction de défense et de reproduction de l’Identique. Mais les inévitables négociations avec le social ne sont pas de même nature que celle que le sujet mène avec lui-même pendant l’analyse, dans la prise en compte de l’inconscient. Notamment elles se déroulent sans exclure l’éventualité de l’affrontement. Mais quand celle-ci se pose, l’analysant est alors renvoyé, d’une façon ou d’une autre, à sa - pseudo - liberté de négocier avec le social, liberté conditionnée, et en partie réprimée, par la réalité de l’organisation sociale, dans laquelle s’inscrit pleinement l’institution psychanalytique.

Être psychanalyste est l’un des trois métiers impossibles (avec éduquer et gouverner) cités avec humour par Freud, parce qu’ils se confrontent - dit-on le plus souvent - à la dimension irréductible du sujet de l’inconscient. Mais les intrications sujet-social sont telles que la position de l’analyste dans et face au social participe sans nul doute de l’impossible à exercer cette profession. Cette question est-elle fréquemment l’objet de séminaires dans les écoles de psychanalyse ? Dans l’affirmative, peu de choses en ressortent pour venir alimenter le débat public. Et quand cela commence à sentir le roussi pour la corporation, comme à l’occasion de l’amendement Accoyer, on voit ressurgir le discours stéréotypé de l’analyste défenseur de la liberté.

Finalement la théorie psychanalytique est peut-être une chose trop sérieuse pour la laisser à l’usage des seuls psychanalystes, ne serait-ce que parce que beaucoup sont très compromis dans une collaboration avec le pouvoir médical - c’est là une affaire aussi ancienne que Freud.
Le social n’a pas attendu pour la pervertir, la mettre au service du moi, la psychologiser, bref pour l’exploiter à son avantage (ce qui est très bien mis en évidence dans Parole d’homme).
Comment les penseurs du socio-politique, non pas les chiens de garde de l’ordre établi mais les aventuriers des sentiers sauvages, critiques et radicaux, pourraient-ils faire l’économie d’un outil si efficace pour démontrer l’absurdité des croyances communes et des normes ?

Croire que le repli frileux sur le confort du cabinet sera garant de la survie de l’espèce du freudiennus vulgaris est sans doute un fantasme de la confrérie, que Lockner, le psychanalyste du livre, reprend à son compte, même si, en l’occurrence, il ouvre sa porte à un journaliste. C’est que, voyez-vous, beaucoup parmi ces gens sont angoissés par l’avenir de la psychanalyse, à un point tel qu’ils cultivent le fantasme de l’immortalité. Mais leur comportement est très irrationnel. En effet si le refoulement individuel a une telle force, capable de disqualifier la scène sociale et économique(3), alors leur sort est déjà réglé, leur compte est bon, l’espèce s’éteindra un jour ou l’autre, à moyen terme. La seule velléité - de type syndicaliste - des professionnels de la chose à défendre leurs privilèges ne pourra suffire. Inutile de les parquer dans des réserves, avec d’interminables visites payantes.

Pour finir sur une note positive reprenons les quelques éléments potentiellement subversifs sur lesquels Lockner surfe avec une apparente légèreté.
Tout d’abord la fiche signalétique du moi : serviteur zélé de la pulsion de mort, pourfendeur de l’irrationnel sexuel, inlassable reproducteur d’habitudes, fonctionnaire de l’uniformité.
Nous pourrions rajouter : agent de l’humanitaire et de l’immunitaire, obsédé de l’organisation, de l’efficacité, du rendement, hanté par le contrôle. Éminence grise de la maîtrise absolue.
Le moi, cette sinistre prétention carcérale à contenir qui chacun est, il faudrait s’en débarrasser ! La modération et l’immense réserve de Lockner lui interdisant de le dire, c’est nous qui le disons.
La carte d’identité falsifiable, relative et précaire, singulière et plurielle est à inventer. Mais ce travail de démoïcisation, de désintégration du moi est d’une très grande difficulté : le médico-social a vite fait de lui coller l’étiquette de la psychopathologie et de mobiliser les traitements adéquats. Vous pouvez échapper à cette stigmatisation par l’exercice de l’Art, on usera alors à votre égard du terme moins médical et plus poétique de folie et vous pourrez faire des mises en spectacle de votre exploration des sentiers de la destruction de votre moi. Vous pourrez même finir en parfait artiste maudit. Mais vos "créations" ne changeront rien du fonctionnement social.

Ces perspectives étant fort peu enthousiasmantes on pourrait inventer des groupes, des collectifs dont le but serait d’aider leurs membres à affaiblir et à dissoudre leur moi et donc à créer simultanément de nouveaux modes de vie collectifs, ce qui ne signifie pas de nouveaux avatars de l’autorité, de nouvelles lois et exclut d’emblée faut-il le préciser, tout gourou dans son rôle d’incarnation de la loi.

Des lecteurs se souvenant des années 70 diront que l’expérience a déjà été tentée par le biais des nombreuses communautés, plus ou moins hippies, qui fleurirent en ces temps-là. Une analyse de ce mouvement serait à reprendre ; à défaut, en se gardant de faire des généralisations hâtives, on peut risquer quelques éléments de réflexion. Les tentatives faites pour mettre en application le "jouir sans entraves" de mai 68, par une sexualité dite libre et par l’usage de produits psychotropes, si elles ont permis des expériences de vie nouvelles, n’ont rien changé fondamentalement à l’organisation du social. Beaucoup à l’époque ont pensé qu’il ne s’agissait plus que - une fois les contraintes et les interdits écartés - de jouir de la liberté, et non de se mettre à travailler individuellement et collectivement pour s’en rapprocher, de se donner les moyens pour que cette approche, ce voyage-là puisse exister.
Une certaine naïveté a prévalu dans l’expérimentation de nouvelles pratiques sexuelles, avec la croyance qu’une vie sexuelle libre était possible, et de surcroît dans l’immédiat, alors que très souvent ces pratiques tentaient seulement d’animer le négatif de la sexualité régie par les normes et les règles qui prévalaient jusqu’alors. Il avait été énoncé que la pleine responsabilité de l’aliénation, de la misère sexuelle incombait aux normes et règles - répressives - au pouvoir.

La théorie psychanalytique peut aider à montrer que la suppression des normes en cours et des lois autoritaires ne saurait être assimilée à une avancée significative vers la liberté, qu’elle n’en constitue que le cadre, les fondations sur lesquelles construire le lieu d’un hypothétique possible. Qu’elle n’est qu’un moyen et non la fin.

Nous voici croisant au passage un autre élément subversif locknerien, sous la forme d’une remarque clairement ciblée puisque ayant pour objet l’institution du mariage. Étendre le mariage à des cas de figure nouveaux [en l’occurrence aux couples homosexuels], c’est jouer sur la forme sans rien toucher sur le fond, dit-il, en ajoutant : « Ce serait différent si on supprimait le mariage »(p.132). D’aucuns pourraient s’emparer de cette suggestion et en faire l’objet d’un combat politique, beaucoup d’associations ont investi un objet parcellaire du champ socio-politique. Des militants pourraient ainsi lutter, non pas pour le droit à ceci ou à cela mais pour la suppression du mariage… Mais qu’ils ne comptent pas sur Lockner, il est marié.

Lockner le freudien, c’est la subversion en fauteuil, entre deux clients, sous le portrait de Freud.

Jean-Luc Guilhem.

Notes :
(1) Voir "L’inconscient, nouveau sujet de la prévention", entretien avec Hubert Lisandre, in Combat n°19, février 2000 et "Le paradoxe du menteur", in Combat n°28, juin 2002.
(2) Nous sommes conscients qu’évoquer les analysants en terme de groupe est sacrilège et ne mérite que l’automatique prononcé de la sentence « Pratique de la sociologie » !
(3) Voir dans ce numéro, p. 6, entretien avec Hubert Lisandre.

Source : http://www.vih.org/combat/publi/article.asp?num=845

Aucun commentaire: